Un jour… Un chef-d’œuvre (160)

Ce qui compte, ce n’est pas une œuvre, c’est la trajectoire de l’esprit durant la totalité de la vie.

Joan Miró (1893-1983)

Joan Miró (1893-1983), Escargot, femme, fleur, étoile, 1934 (détail).

Igor Stravinsky (1882-1971), Dumbarton Oaks for Chamber Orchestra (1937-38), interprété par Sinfonietta Montréal.

Le Dumbarton Oaks Concerto est un concerto grosso pour petit orchestre d’Igor Stravinsky pour une commande des époux Bliss. Il fut créé dans leur propriété Dumbarton Oaks le 8 mai 1938 sous la direction de Nadia Boulanger. Il fait de nombreuses références à la musique baroque et en particulier aux Concertos brandebourgeois de J.S. Bach où les motifs et figures sont déformés, reconnaissables… ou pas, comme dans le tableau de Miró!

ESCARGOT, FEMME, FLEUR, ÉTOILE

Plus la légende sera éloignée de sa place normale de base ou sol, plus elle dérangera, informera notre contemplation. Et si son écriture diffère de l’habituelle, si elle est par exemple ornée, encadrée, soulignée, raturée, surtout si elle quitte cette horizontale à laquelle nos conventions l’astreignent…

Miró aurait laissé à l’extérieur de son carton à tapisserie les quatre termes « Escargot femme fleur étoile », certes nous aurions été invités à leur chercher à chacun un répondant – même sans eux nous aurions repéré sans doute non seulement une femme mais bien trois; aurions-nous par contre pensé à l’escargot, la fleur, l’étoile? Les voici qui rampent et bavent, s’épanouissent, embaument, scintillent, prophétisent, se féminisent à l’appel de ces mots, lesquels font scintiller, s’épanouir et délicieusement ramper ces dames -,

mais il a peint son titre parmi les figures, en écriture cursive, laquelle implique une certaine vitesse, la continuité du trait, au rebours de ce qui se passe pour les caractères d’imprimerie, faisant glisser, patiner (crissement des anciennes plumes sur les bassins gelés des feuilles), couler onctueusement, filer (oscillations du pinceau sillonnant la toile, mer d’huile) d’un bout à l’autre du mot.

Mais ces mots eux-mêmes, il les a reliés par une véritable laisse qui prend dans ses boucles notre regard et nous empêche de considérer l’un sans l’autre: c’est une piste sur laquelle nous dévalons, passant indéfiniment d’escargot à étoile et de femme à fleur, lasso capturant les acteurs et les entraînant dans son doux cyclone.

Et afin de pouvoir s’affranchir du mouvement de gauche à droite auquel semblait, dans l’intervalle d’une seule ligne, le confiner notre écriture, au lieu de passer de son trait continu, tel un clerc de notaire trop paresseux pour lever la plume entre deux prénoms, de la dernière note du mot précédent à la première du suivant, c’est le « f » de « femme » qu’il accroche au « f » de « fleur », c’est le dernier « e » d' »étoile », tout à fait à droite qu’il relie au « r » initial d' »escargot » sur la gauche, mot que nous lisons normalement le premier, et à l’intérieur duquel se produit une nouvelle rétrogradation.

Non seulement zigzag, mais va-et-vient.

Chacun des termes informant spécialement la région qui l’entoure, nous avons tendance à chercher ce que désigne « escargot » ou « fleur » dans leurs parages, alors que, inscrits hors du cadre, leur influence se répartissant tout d’abord uniformément sur toute la surface, rien ne nous aurait empêchés d’interpréter comme escargot la figure de droite. Quant à l' »étoile », particulièrement ample entouré des autres mots ou de leur laisses, comme il est des trois figures, nous voyons bien qu’il est là moins pour les qualifier que pour remplacer une étoile absente (celle que nous aurions cherchée en vain, ou identifiée par erreur, si le titre était resté à l’extérieur du cadre), ajouter à lui seul un quatrième élément nécessaire, quatrième règne.

Michel Butor, Les mots dans la peinture, Paris, Flammarion, coll. Champsarts, 1980, réédité en 2019, pp. 29-30.

Joan Miró (1893-1983), Escargot, femme, fleur, étoile, 1934.

 

Laisser un commentaire