Festival 2022: Dernière journée…Je mets à la voile. !

« Vous vous souviendrez sans doute d’avoir éprouvé que la vue d’un paysage, de la mer, de la nuit agrandie d’astres nous persuade de l’existence de rapports et d’ententes dont nous serions incapables de mesurer l’étendue. » Rainer Maria Rilke (1875-1926).

Ajoutez au paysage, à la mer ou à la nuit, la musique, et la citation du géant littéraire autrichien, en se teintant d’une approche humaine au cœur même de la nature sublime, n’en est encore que plus prégnante. L’art, en effet, nous rend incapables de mesurer son étendue. C’est un peu dans cet état d’esprit que j’abordais la dernière journée du Festival Voyages d’été 2022… avec dans la tête les souvenirs des multiples sonorités distillées au cours des derniers jours et l’avide curiosité de découvrir ce que dimanche nous réserverait encore. Je n’ai pas été déçu !

Le premier concert était un grand récital prévu de longue date. Fabian Radoux devait se produire dans le cadre du Festival 2020… le destin en a décidé autrement. Ce ne fut que partie remise même s’il nous aura fallu deux ans pour enfin le voir monter sur notre scène avec un programme pianistique chargé et très ambitieux. Fabian est un surdoué. Docteur en sciences mathématiques de l’ULiège, il enseigne dans une haute école bruxelloise. Mais il est aussi un extraordinaire pianiste qui, diplômé du Conservatoire royal de Liège, parvient à maintenir une double carrière scientifique et musicale… un exploit assurément !

Merci une fois encore à Jean Cadet pour ses fabuleux reportages photographiques.

Il nous proposait un récital comprenant, excusez du peu, la Sonate n°8 « Pathétique » de Ludwig van Beethoven, l’Étude d’exécution transcendante n°9 « Ricordanza » ainsi que Funérailles de Franz Liszt. Il terminait son programme par les quatre Klavierstücke op. 119, l’un des chefs-d’œuvre absolus du dernier Johannes Brahms. Un superbe voyage au cœur du tragique humain, de son émotion mélancolique, de l’âme romantique et de la profondeur des idées. Le propos est vaste… insondable comme la nuit agrandie d’astres pour reprendre les mots du poète.

Fabian Radoux frappe l’auditeur de manière visuelle d’abord. Un visage impassible, une tenue très mesurée face à l’instrument et une propension à imposer sa musique d’emblée sans attendre que le silence total se fasse dans la salle. C’est sa manière à lui de nous dire « suivez-moi … je vous guide à travers les méandres sinueux de ces grandes œuvres ! » Cette austérité physique révèle une grande densité de pensée et un jeu pianistique qui n’a de cesse d’en exprimer la quintessence. Le piano sonne magnifiquement bien. Symphonique et somptueux (Beethoven), puissant et ténébreux (Funérailles)… véloce, léger et superbement timbré (Ricordanza). Puis il s’épanche discrètement chez le « vieux » Brahms, intime et si mélancolique, enfin puissant, massif même, dans la Rhapsodie qui clôt le cycle.

Il nous faut quelques instants pour nous extraire de cette densité et comprendre que l’heure de musique qui vient de s’écouler se vit dans l’immensité intérieure, sans fioriture inutile, dans un dépouillement quasi spirituel. Écouter Fabian Radoux est une expérience quasi mystique où l’on se souvient non seulement que la musique est mathématique mais que les mathématiques sont à l’origine du monde… En écoutant Fabian, s’imposait toujours à mon esprit ce fragment de Friedrich Nietzsche (Ainsi parlait Zarathoustra), ce Chant de la Nuit que Gustav Mahler intégra à sa gigantesque Troisième Symphonie :

Ô homme prends garde !
Que dit minuit profond ?
« J’ai dormi, j’ai dormi —,
d’un rêve profond je me suis éveillé : —
Le monde est profond,
et plus profond que ne pensait le jour.
Profonde est sa douleur —,
la joie — plus profonde que l’affliction.
La douleur dit : Passe et finis !
Mais toute joie veut l’éternité —,
— veut la profonde éternité ! »
… quand je vous parlais de profondeur !

Pour le final de notre Festival Voyages d’été 2022, je voulais une dernière étape au cœur des sonorités inhabituelles… de celles qu’on ne rencontre pas souvent dans nos concerts. J’avais donc contacté la pianiste Émilie Chenoy. Elle s’était produite plusieurs fois avec brio sur notre scène et j’avais repéré qu’elle participait à un trio soprano, trompette et piano qui aurait convenu à ce bouquet final. Finalement, la chanteuse n’étant pas libre, Émilie m’avait proposé de la « remplacer » par une formidable flûtiste que je ne connaissais pas, Emmanuelle Blessig, et de concocter un beau programme où la trompette, le bugle de Julien Lentz, la flûte et le piano pourraient dialoguer en « géométrie variable ». Je lui ai fait confiance… j’ai eu mille fois raison !

Le parcours a permis de mettre en évidence un voyage dans le temps, de Purcell à Gershwin, en variant les couleurs, les esthétiques et les timbres. Premier coup de chapeau à Émilie… le fil rouge du récital qui, pour notre plus grand bonheur, a fait de ces « accompagnements » d’authentiques chefs-d’œuvre étant tour à tour basse continue, orchestre classique, piano chambriste, orchestre impressionniste et même soutien musical d’une boîte de jazz.

Deuxième révélation, la flûtiste Emmanuelle Blessig… avec une justesse d’intonation incroyable, un timbre et un sens du phrasé inouï, elle passe, elle aussi de Purcell à Mozart, elle devient le Faune de l’Après-midi et l’Eurydice des « âmes heureuses » de Gluck avec un naturel confondant. Un véritable bonheur !

Quant à Julien Lentz, sa trompette, éclatante et agile, dans le difficile Concerto de Haydn, est merveilleuse. Quand il prend le bugle, il nous bouleverse par ses sonorités envoûtantes et profondément émouvantes. La magnifique Élégie du compositeur arménien Alexandre Aroutounian permet à cet instrument moins usité de révéler tout son potentiel expressif. Un moment hors du temps… tout en finesse!


Les pièces en trio révèlent, elles aussi, la beauté des combinaisons sonores improbables sur le papier, mais parfaitement homogènes et valides lorsque les musiciens possèdent une grande qualité d’écoute l’un vis-à-vis de l’autre… de quoi nous convaincre définitivement que les timbres sont partie fondamentale de l’expression de la musique.

C’est avec deux Préludes de George Gershwin bien enlevés avec les effets de sourdine de la trompette que s’achève notre festival… certes dans une salle surchauffée, mais avec le grand enthousiasme d’un public fidèle et nombreux…

Mais non, ce n’est pas encore terminé ! Emmanuelle, Julien et Émilie nous offrent une dernière pièce bien symbolique, comme un résumé du Festival et une invitation au voyages. Ils interprètent un très bel arrangement de En Bateau de Claude Debussy, premier mouvement de sa Petite Suite pour piano à quatre mains… prenons donc le large, la tête et le corps remplis de toutes ces musiques… et l’esprit habité par cette nostalgie que chante si bien Baudelaire quand tant de belles choses s’achèvent !

La musique souvent me prend comme une mer !
Vers ma pâle étoile,
Sous un plafond de brume ou dans un vaste éther,
Je mets à la voile.

Le Festival Voyages d’été 2022 a vécu… vive 2023 !