Un jour… Un chef-d’œuvre (241)

Muzio commença par jouer quelques airs traînants et tristes…

Ivan Tourgueniev (1818-1883)

Fernand Khnopff (1858-1921), Portrait du violoniste Achille Lerminiaux, 1885 (détail).

Ernest Chausson (1855-1899), Poème pour violon et orchestre Op. 25, interprété par Vadim Repin et l’Orchestre philharmonique d’Israël, dirigé par Zubin Metha.

Ernest Chausson s’est inspiré d’une nouvelle d’Ivan Tourgueniev, Le Chant de l’amour triomphant (1881), lire un extrait ci-dessous, récit fantastique situé à Ferrare au 16ème siècle, dans lequel une mélodie jouée au violon produit un intense envoûtement. Chausson a dédié l’œuvre à Eugène Ysaÿe, qui créa l’œuvre à Nancy le 27 décembre 1896 puis à Paris le 4 avril 1897 aux Concerts Colonne.

[…] À l’aide de son domestique, le Malais, servilement agile, Muzio montra à ses hôtes plusieurs tours que lui avaient enseignés des brahmines indiens.

Ainsi, par exemple, s’étant préalablement caché derrière une tenture, il apparut tout à coup assis dans l’air, les jambes repliées et ne s’appuyant que du bout des doigts d’une main sur une canne de bambou placée d’aplomb, ce qui n’étonna pas peu Fabio et effraya même Valeria. Ne serait-ce pas un sorcier ? pensa-t-elle. Aussi, quand il s’avisa d’appeler, en soufflant dans une petite flûte, des serpents apprivoisés renfermés dans une corbeille recouverte d’un riche tapis rouge ; quand apparurent de dessous les franges leurs petites têtes plates et sombres, remuant leurs dards fourchus, Valeria fut saisie de terreur et supplia Muzio de cacher au plus vite ces hideuses bêtes qui lui avaient toujours fait horreur.

Pendant le souper, Muzio offrit à ses amis du vin de Chiraz, qu’il leur versa d’un flacon à panse ronde et à long cou. Extrêmement parfumé, d’une couleur dorée avec un reflet verdâtre, ce vin brillait mystérieusement dans les petites coupes en jade où il l’avait versé. Très doux et très épais, il ne ressemblait pas aux vins d’Europe, et, bu lentement et à petites gorgées, il produisait dans tous les membres une sensation d’agréable somnolence.

Muzio obligea ses amis à en boire une coupe et en but une lui-même sans quitter des yeux Valeria. Avant qu’elle eût bu, il avait, se penchant sur la table, murmuré quelque chose et agité les doigts au-dessus de la coupe de Valeria. Celle-ci l’avait bien remarqué ; mais comme, dans toutes les manières de Muzio, il y avait quelque chose d’étrange et d’inconnu, elle se borna à penser : « N’aurait-il pas pris quelque nouvelle religion, ou bien sont-ce là les coutumes de ces pays ? » Puis, après un court silence, elle lui demanda s’il avait continué pendant son voyage à s’occuper de musique. Pour toute réponse, Muzio ordonna au Malais d’apporter le violon indien. Ce violon ressemblait assez à ceux d’aujourd’hui ; seulement, il avait trois cordes au lieu de quatre, et la table en était recouverte d’une peau de serpent bleuâtre. L’archet, fait d’un jonc très fin, avait la forme d’un demi-cercle, et tout au bout étincelait un diamant taillé en pointe.

Muzio commença par jouer quelques airs traînants et tristes, qu’il disait être populaires, mais qui semblaient étranges et même sauvages à une oreille italienne. Le son des cordes métalliques était faible et plaintif. Mais quand Muzio entonna son dernier air, le même son devint tout à coup plus fort et se mit à vibrer avec éclat. Une mélodie passionnée jaillit sous l’archet, conduit avec une ampleur magistrale. Elle ondulait lentement, pareille au serpent dont la peau recouvrait la table du violon. Et d’un tel feu, d’une joie si triomphante brûlait, brillait cette mélodie, que Fabio et Valeria sentirent leurs cœurs se serrer et que des larmes leur vinrent aux yeux, tandis que Muzio, la tête penchée et appuyée avec force contre son violon, les joues pâles, les sourcils réunis en un seul trait, semblait encore plus concentré et plus grave que de coutume, et le diamant au bout de l’archet jetait, allant et venant, des étincelles lumineuses, comme si lui-même avait été allumé par le feu de cette merveilleuse mélodie.

Quand Muzio s’arrêta enfin, tout en serrant encore le violon entre l’épaule et le menton, mais en laissant retomber la main qui tenait l’archet : « Qu’est cela ? » s’écria Fabio. Valeria ne prononça pas un mot, mais il semblait que tout son être répétait la question de son mari.

Muzio posa le violon sur la table, et ayant légèrement secoué ses cheveux, il répondit avec un demi-sourire : « Ceci, c’est une chanson que j’ai entendue un jour dans l’île de Ceylan. Parmi le peuple, on l’appelle le Chant de l’amour triomphant. » — « Répète-la », murmura Fabio. — « Non, on ne peut pas répéter cela, répondit Muzio ; de plus, il se fait tard. La signora doit avoir besoin de repos, et moi aussi je me sens fatigué. »

Ivan Tourgueniev (1818-1883), Le Chant de l’amour triomphant, extrait (Lire le texte complet ICI), 1881.

Fernand Khnopff (1858-1921), Portrait du violoniste Achille Lerminiaux, 1885.