Décantation

Les vacances d’été sont toujours pour moi, un repos nécessaire où je me coupe autant que faire se peut, de l’agitation et des obligations de la vie des mois de pleine saison. Cela permet d’y revenir en toute sérénité ! Mais cela ne signifie pas que je ne fais rien ! Bien au contraire ! Outre quelques bricolages bien nécessaires et rangements essentiels, quelques excursions dont vous avez parfois le récit et dont la musique est rarement totalement absente, j’adore ces formidables et trop rares moments d’intimité ou de famille. J’aime aussi profiter du calme pour réfléchir à certaines problématiques musicales et à les expérimenter directement par le truchement de la pratique. Je crois, en effet, que la musicologie sans aucune pratique de la musique passe largement à côté de certains aspects essentiels de l’art des sons et qu’on ne comprend jamais en profondeur le langage des compositeurs si on ne les pratique pas un peu !

Bien loin de moi la prétention d’être un quelconque virtuose et, d’ailleurs, rares sont ceux qui m’ont entendu jouer d’un instrument durant ces vingt dernières années. Non, ma pratique est de l’ordre de l’intimité et n’est nullement destinée à être montrée. Elles est là, pourtant, comme un pan essentiel de ma tentative d’un peu comprendre la musique et nourrit mes réflexions qui, à leur tour, s’invitent dans mes cours et mes conférences. Les mois d’été sont propices à « jouer » plus et à documenter ce jeu par de nombreuses lectures plus techniques que je tente de mettre aussitôt, avec mes modestes moyens, en pratique. C’est pour moi un vrai bol d’oxygène qui me permet de me retrouver moi-même et de ne jamais perdre le contact avec la pratique musicale.

Photo 18-08-19 20 28 44

C’est aussi grâce à cela que de nombreux musiciens professionnels ou en passe de le devenir, me demandent régulièrement de les écouter et de leur faire part de quelques commentaires. Ils comprennent qu’une part de ma vision de la musique est aussi de l’ordre de la pratique. Il va sans dire que c’est toujours avec beaucoup de modestie que je me permets de donner ce que j’ose à peine nommer des « conseils », mais les écouter, leur parler et les faire réfléchir avec moi sur ce qu’ils font est toujours une rencontre gagnante pour les deux parties. Les séances sont souvent très longues et, j’y mets un point d’honneur, vraiment conviviales. Il s’agit d’un véritable échange. Ils peuvent bénéficier de mon « expérience » de la musique et moi, je peux réfléchir à des aspects de la pratique musicale sur des œuvres que je ne pourrai jamais pratiquer, soit qu’elles sont trop ardues pour mes moyens techniques, soit qu’elles touchent un instrument que je ne pratique pas (mais dont je mets un point d’honneur à apprendre les spécificités) y compris la voix. J’adore aussi m’occuper un peu des chanteurs !

Pour accompagner ce billet, quelques images de notre périple à Weimar, Leipzig, Arnstadt et Eisenach de cet été… des lieux de haute culture et de grande réflexion…!

Photo 7-08-19 20 03 00

La monumentale statue de J.S. Bach à Saint-Thomas de Leipzig

Cette année, j’ai planché sur la réalisation d’un principe que je connais depuis très longtemps et que j’avais appris à réaliser avec mon maître récemment et trop tôt disparu Giancarlo Chiopris, un musicien vraiment exceptionnel. Il mettait un point d’honneur à travailler sur l’adéquation que le son que l’on produit doit avoir avec, non seulement, notre idéal sonore mais aussi avec celui que nous pensons, documentation assimilée, que le compositeur désirait.

Photo 4-07-19 18 12 27

Giancarlo Chiopris, mon maître en musique, éteint trop tôt en ce début d’été.

La question est plus complexe qu’il n’y paraît. Savoir ce que voulait un compositeur quand il a écrit sa musique est souvent de l’ordre de vaines conjectures. Si les instruments anciens, les diapasons, les techniques vocales,… font aussi partie des sciences de la musique, cela ne signifie nullement que ne sont valables que les diapasons, les instruments et les techniques d’époque, évidemment, mais ce que l’on nomme le style en tient compte, quel que soit le support de la production musicale actuelle. Les grands pédagogues en musique sont tous d’accord sur un point. Le son produit par le musicien doit être vrai, sincère et vécu. On croit distinguer l’adage grec « kalos kai agathos » (καλὸς καὶ ἀγαθός), qui signifie littéralement « beau et bon ». Mais qu’est-ce que cela veut dire en réalité ?

Photo 9-08-19 15 37 43

Les sublimes grandes orgues de Bach à l’église Johann Sebastian Bach d’Arnstadt.

Loin de prôner l’imitation de sa propre vision des choses, le professeur doit veiller à ce que l’élève puisse s’épanouir en tant qu’individu qui transmet la musique. Il ne doit donc pas adopter aveuglément les visions de son maître. Ce dernier doit lui faire prendre conscience de ce qu’il a en lui et doit l’orienter dans ses choix pour qu’ils soient en symbiose avec le compositeur interprété et sa vérité individuelle. Vous me direz que c’est là le propre de l’interprétation qu’elle soit musicale ou autre. C’est vrai, mais que représente vraiment ce travail pour le musicien ?

Photo 7-08-19 19 54 49

Deux superbes accordéonistes à Leipzig, juste devant la célèbre Maison des pianos Blüthner

Car cette exploration de soi-même ne touche pas que les apprentis musiciens, elle est une constante du métier et un vrai fil rouge qu’il ne faut jamais considérer comme acquis définitivement, qu’il ne  faut jamais perdre. Cela passe avant tout par une fine analyse de la musique qu’il faut jouer. Attention cependant à ne pas considérer l’analyse musicale comme une discipline sèche et purement théorique ni à la prendre comme une fin en soi. Il s’agit d’un moyen, d’un outil permettant d’aller plus loin dans le ressenti profond d’une œuvre.

Photo 6-08-19 15 09 07

L’entrée du Conservatoire Franz Liszt de Weimar.

D’ailleurs, l’analyse peut prendre de nombreuses formes et l’outil doit être, lui aussi, façonné par celui qui l’utilise. Il ne s’agit pas d’une recette qui a fait ses preuves, il faut la vivre et l’adapter à l’époque, le style et la forme de l’œuvre à travailler. Elle sert surtout à l’assimilation du discours des compositeurs et doit s’accompagner impérativement de considérations historiques, de réflexions esthétiques et d’une introspection individuelle. Toutes les œuvres ne conviennent pas à tous les musiciens n’importe quand (on connaît, par exemple la difficulté pour un jeune musicien, même si certains y parviennent avec bonheur, de se confronter aux dernières sonates de Beethoven ou aux pièces tardives de  Brahms). Là, le rôle du professeur est immense. Il doit pouvoir orienter la progression de son élève en fonction de ce qu’il a besoin hic et nunc. Et cela demande du maître un talent particulier, une sensibilité, une modestie et une psychologie de tous les instants.

Photo 8-08-19 15 19 56

Le piano de Fanny Mendelssohn dans la Mendelssohn-Haus de Leipzig.

Le but de tout cela est de faire coïncider deux données essentielles de l’interprétation musicale. D’une part la technique instrumentale, qui permet de résoudre les problèmes fondamentaux du discours musical, de la partition telle qu’elle est écrite par le compositeur, permet de réussir à jouer toutes les notes dans leur durée, leur dynamique, leur rythme, leurs articulations, etc. D’autre part, cette technique n’est d’aucun secours pour l’interprétation si elle n’a pas pour but ultime la réalisation d’une image sonore intérieure.

Photo 10-08-19 10 56 55

Quelques instruments anciens dans le musée de la maison natale de Bach à Eisenach.

Tout musicien doit savoir que le travail préalable doit tendre vers une sensation de l’œuvre qui contient des images sonores fortes. Au regard de la partition, il s’agit, après une assimilation de l’œuvre, de la faire sonner au plus profond de son être, d’en acquérir une image individuellement idéale. Il faut ensuite la réaliser de manière sonore et chercher telle couleur, tel toucher, … qui correspond à l’image ainsi forgée.

Photo 8-08-19 13 13 38

L’un des extraordinaires piliers de l’église Saint-Nicolas de Leipzig, une des églises Bach, avec ses colonnes aux  superbes chapiteaux.

Il se peut qu’en cours de réalisation de cette image, elle se transforme, s’affine, se modifie, mais il faut toujours veiller à ce qu’elle soit en adéquation avec soi-même. Il va sans dire que la « documentation » joue ici un rôle fondamental. On parvient à entendre un son intérieur quand on connait d’autres œuvres que celles que l’on joue, quand on connait la littérature correspondante, l’art de l’époque, la philosophie, l’histoire,… Une œuvre est un univers à part entière qui entretient des relations avec le monde qui l’a vue naître.

Photo 9-08-19 21 03 39

Eisenach, la ville où Luther a vécu, où Bach est né… excusez du peu!

Mais ce n’est pas suffisant ! On constate ce genre de décalage chez les jeunes musiciens qui sont surpris par ce qui sort de leur instrument ou de leur gosier et les perturbe au point, souvent, de perdre « les pédales » en cours de route. Ils ont beau être techniquement au point et avoir réalisé une analyse de l’œuvre, la différence entre l’image intérieure qu’ils ont de la musique et la réalisation réelle de celle-ci est flagrante. Ce genre de décalage s’entend aussi en concert et surtout dans les concours. Il arrive même, pour des raisons diverses, que de grands interprètes se laissent eux aussi prendre en défaut d’image sonore. Je me souviens d’un enregistrement de concert du grand pianiste russe Valeri Afanassiev, excusez du peu, consacré à la dernière sonate de Schubert. Laissant trop peu de temps entre la fin des applaudissements du public et le début du premier mouvement, il démarra beaucoup trop vite les accords initiaux et les fit sonner de manière inégale et incompréhensible. Puis, s’en rendant évidemment compte, il ralentit le tempo et rectifia l’émission de ce « choral » initial, lui rendant toute sa vérité et son émotion. Il y avait eu un décalage entre son audition intérieure et la réalisation sonore. Lui, il avait assez de sang-froid et d’expérience de la scène pour corriger cela en temps réel, mais les moins expérimentés se seraient sans doute arrêtés ou auraient, tant bien que mal continué à dénaturer la pièce si délicate.

Photo 10-08-19 13 02 55

La symbolique et formidable forteresse de la Wartburg à Eisenach, où Luther a traduit la Bible et où Wagner situe son opéra Tannhäuser…

Les circonstances de l’exécution d’une œuvre, le trac soudain, la surprise face à l’acoustique d’une salle, sa température, ou la qualité d’un piano et un bruit extérieur gênant (une cloche d’église ou un portable qui sonne, par exemple !) peuvent provoquer ce décalage funeste. Les musiciens doivent s’y préparer et adopter, avant l’entrée en scène, une attitude détendue et concentrée, des techniques efficaces existent, seule capable de générer la concordance du ressenti et du réalisé. Certains prennent beaucoup de temps avant de commencer. Ils sentent en eux le tempo, la couleur, la direction des phrases et, quand ils commencent, sont déjà dedans. On a souvent l’impression que tout peut arriver sans qu’ils dévient de leur trajectoire. L’oreille contrôlant à tous les instants la réalisation.

Photo 8-08-19 10 35 22

Ma plus grande émotion du voyage, la tombe, à l’église Saint-Thomas de Leipzig,  de J.S. Bach avec qui je vis tous les jours en musique depuis près de 40 ans… J’aime dire qu’un jour sans Bach est un jour perdu…!

Mais pour les mélomanes aussi, l’image sonore n’est pas qu’une anecdote d’interprètes ou de musicien professionnel. Elle a, elle aussi, une importance cruciale dans l’écoute que nous adoptons. Si nous ne devons pas réaliser le son physiquement parlant, nous devrions avoir assimilé les diverses sonorités des instruments et de leurs combinaisons. Développer l’image intérieure des sons permet une écoute plus qualitative. On n’écoute pas le son l’orchestre de Bruckner comme celui de Mahler ! Il ne s’agit aucunement d’une érudition musicale artificielle. Il me semble au contraire que se forger une image des tempis, des timbres, des vitesses, des phrases, du sens de l’œuvre,… permet de mieux ressentir la musique qui se déroule sous nos oreilles. Nous devrions tous avoir une image intérieure de l’œuvre que nous allons entendre (ce n’est pas toujours possible, et cela permet d’ailleurs des découvertes qu’on approfondira après ou non). En tous cas, il ne s’agit jamais de perdre la spontanéité de l’écoute, mais d’en approfondir la portée. On gagnerait alors en sensation, en émotion et en compréhension. Le discours de la musique est souvent plus ardu qu’on ne le pense ! Le monde d’aujourd’hui, avec sa consommation rapide, immédiate avec sa superficialité conséquente n’autorise plus l’assimilation lente et à long terme ! Elle est pourtant essentielle pour comprendre cet art qui me passionne. C’est pourquoi quelques semaines par an et durant les autres mois, quelques heures de temps en temps, je m’isole dans ce monde où la lenteur permet la décantation et de prendre le temps, c’est assurément en gagner ! C’est encore l’un des aspects de l’écoute active que je tente de développer lors de mes cours et conférences.