Un jour… Un chef-d’œuvre (166)

Un jour on saura peut-être qu’il n’y avait pas d’art, mais seulement de la médecine.

J.M.G. Le Clézio

Albrecht Dürer (1471-1528), Autoportrait malade (détail), 1509-11.

Ludwig Senfl (1486-1543), In pace in idipsum (Un répons de complies pour le temps de carême.), interprété par Franz Vitzthum (contreténor) et Julian Behr (luth).

Ludwig Senfl est un compositeur suisse de la Renaissance, actif en Allemagne. Il fut l’élève le plus célèbre de Heinrich Isaac et eut une influence considérable sur l’essor de la musique polyphonique en Allemagne.

Dans la paix, sans partage,
je dormirais et je reposerais.
Si jamais j’accordais sommeil à mes yeux,
et assoupissement à mes paupières.

Le peintre et graveur allemand Albrecht Dürer (1471-1528) avait chois de faire un dessin – ce qui comme chacun sait vaut mieux que de faire un long discours – pour informer son médecin de l’endroit où il souffrait. Il avait en outre écrit ses instructions directement sur la feuille: « Là où est la tache jaune, à l’endroit désigné par ce doigt, c’est là que je souffre. » Dès lors, le praticien sous le regard scrutateur de l’artiste, n’avait plus qu’à déployer son art médical. En montrant précisément l’endroit de sa douleur par l’intermédiaire de son dessin, Dürer était déjà sur la voie de la guérison!

Plutôt qu’un objet symbolisant l’organe malade, pourquoi ne pas le représenter directement sur un dessin, surtout si l’on est artiste? Ici, Albrecht Dürer pointe du doigt l’endroit où la douleur se niche, non pas pour en informer, non pas le Créateur, comme dans un ex-voto, mais son médecin. Une simple consultation à distance, en quelque sorte? Trop simple pour un tel génie de la Renaissance!

Observons-le encore un peu, son regard qui nous fixe cache quelque chose, un mystère? L’index pointé n’est-il pas sans rappeler celui de Dieu dans la scène de la création d’Adam par Michel-Ange? L’artiste lui-même ne s’est-il pas forgé ici une figure christique? Il est coutumier du fait, par exemple dans son autoportrait en manteau de fourrure datant de l’année 1500, alors qu’il avait vingt-huit ans.

Albrecht Dürer (1471-1528), Autoportrait, 1500.

L’invention vénitienne du miroir, que le peintre connaissait depuis l’enfance grâce à son orfèvre de père, lui avait permis de contempler ses traits et de devenir l’un des premiers artistes à exécuter des autoportraits. Par réflexion, cherchait-il à entrevoir l’image du Créateur, faite justement à son image? Narcissique, voyait-il le visage du Christ à travers le sien? En l’imitant, espérait-il en saisir l’éternité, à travers l’instant figé d’une peinture dont les pigments durent plus longtemps qu’une vie humaine? « Moi, Albrecht Dürer de Nuremberg, j’ai peint mon propre portrait dans des couleurs impérissables à la vingt-huitième année de ma vie », inscrira-t-il en latin sur sa toile.

Figure christique, espère-t-il soigner lui-même sa douleur en la dessinant? S’aide-t-il de sa main pour peindre la main qui montre la souffrance? Jusque-là, tout paraît à peu près clair: il représente sa douleur, la place en dehors de son corps physique et espère l’atténuer en l’enfermant dans une image. Décrire votre souffrance, la raconter, la chanter, la dessiner, la danser vous permettra, quel que soit votre moyen d’expression, de mieux la cerner, de lui imposer des limites, de lui donner un nom, et vous aidera à l’atténuer. Essayez dès aujourd’hui! Voir votre visage dans un miroir, votre âme et vos souffrances dans une œuvre d’art, c’est déjà créer une distance par rapport à elles, c’est déjà un pas vers la guérison.

Fabriquez-vous un « masque », il vous ressemblera!

Mais ce n’est pas tout! Que pointe au juste l’index de Dürer? La base de sa cage thoracique, sa rate: souffre-t-il d’un point de côté? Il ne semble pas essoufflé! Là encore, tout n’est que métaphore, car « rate », en anglais, se dit… spleen! Vous saisissez? Dans la médecine ancestrale d’Hippocrate, notre destin était relié à l’univers et aux étoiles, au macrocosme qui interagit avec notre microcosme. La rate, justement, est dédiée à la planète Saturne, elle-même associée à la mélancolie, elle secrète la bile noire qui rongeait Dürer. Paul Verlaine l’écrira dans ses poèmes « saturniens »:

Or ceux-là qui sont nés sous le signe de SATURNE,
Fauve planète, chère aux nécromanciers,
Ont entre tous, d’après les grimoires anciens,
Bonne part de malheur et bonne part de bile.

La désignation de cette rate représente la solution du rébus de Dürer, elle signifie qu’il était déprimé. Il réussira cependant à capturer sa souffrance, à la canaliser, et à l’enfermer dans le chef-d’œuvre qu’il exécutera quelques années plus tard, sa gravure précisément nommée Melencolia.

Pierre Lemarquis (préface de Boris Cyrulnik), L’art qui guérit, Paris, Hazan, 2020, pp. 37-38.

Albrecht Dürer (1471-1528), Melencolia I, 1514.