L’effet Papillon…

« Il me faut mettre en musique des passions véritables, des passions humaines, l’amour et la douleur, le sourire et les larmes et que je les sente, qu’elles m’empoignent, qu’elles me secouent. C’est alors seulement que je peux écrire de la musique et c’est pourquoi je suis si exigeant et circonspect dans le choix d’un sujet. Me mettre à travailler sur un livret que je n’aime pas, c’est une misère. » Giacomo Puccini en 1889. 

Alfred Stevens, La Parisienne japonaise, 1872, Liège Musée de la Boverie.

« Quatre ans venaient de suffire au Japon pour attirer toute la clientèle artistique de Paris », Émile Zola, Au Bonheur des dames, 1883.

Terme créé par le critique d’art Philippe Burty, le Japonisme désigne un mouvement d’une quarantaine d’années inauguré à la suite de l’ouverture du Japon par l’intervention du Commodore Perry (1853) et la découverte de l’art japonais par les occidentaux. Toutes les formes artistiques de la fin du XIXe siècle ont été touchées. Il est éclipsé au début du XXe siècle par l’engouement pour les arts d’Afrique et d’Océanie.

L’Opéra royal de Wallonie débute sa nouvelle saison avec l’un des plus grands chefs-d’oeuvre de l’Histoire de l’opéra, Madama Butterfly de Giacomo Puccini, un des compositeurs dont la musique me bouleverse toujours profondément. J’aurai la chance de donner une conférence sur cette oeuvre ce mercredi 4 septembre à 20H au Foyer Grétry de l’ORW. Si je suis toujours remué par ses œuvres, c’est sans doute grâce à la profonde humanité qui transite avec une force inouïe dans ses œuvres. Et les destins de ses personnages nous concernent tous. Souvent taxée de vulgaire, son œuvre rayonne pourtant de la compréhension de l’intimité humaine. Auteur de 10 opéras en quarante ans, Puccini recueilli un succès mondial qui, aux yeux de beaucoup, l’a rendu suspect. Sentimental, racoleur, trop efféminé, acteur de l’industrie du divertissement, voilà quelques reproches qu’un monde élitiste et intellectuel a pu lui faire! Voici quelques éléments biographiques que j’avais rédigés pour le programme de salle de l’ORW il y a quelques années. 

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Mais Puccini ne désire pas plaire. Il veut toucher celui en qui vibre un peu d’humanité ! C’est en effet ainsi qu’à partir de Manon Lescaut (1893), le compositeur de Lucques touche à cette vulgarité fondamentale et bienfaisante car, souvenons-nous en, le mot vulgus désigne le peuple, c’est-à-dire l’être humain simple et sensible. Convoquant ce qu’il nommait lui-même, la petite femme puccinienne, il la croque dans son quotidien, dans son intimité, dans son destin et la porte au niveau du drame universel. on a tous quelque chose des héroïnes du maître et, en cela,  il exprime une humanité qui nous bouleverse. Je vous propose de (re)lire, ci-dessous, un résumé biographique du maître augmenté d’images et d’extraits sonores, que j’avais rédigé il y a quelques années pour le programme de salle de l’ORW. On y comprend que son parcours unique l’a réellement conduit au cœur de l’homme. Bonne lecture ! 

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On connaît l’extraordinaire efflorescence de l’opéra en Italie dans les premières décennies du XIXème siècle. L’apogée du belcanto sous la plume de Rossini, Bellini et Donizetti avait permis non seulement l’éclosion d’un art du chant particulièrement original mais aussi un resserrement de l’action sur la scène au profit de la dramaturgie. La pensée romantique, cherchant, dans la tragédie humaine, l’expression des passions ordonnait un travail de fond sur les structures opératiques censées les porter sur la scène. 

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Luigi de Servi, Portrait de Giacomo Puccini (1903)

Ainsi, la popularité de l’opéra amena l’Italie à faire vivre plus de mille maisons d’opéras dans les années 1840. Le nombre de représentations pour un théâtre de premier plan dépassait le nombre de 200. Rien qu’à Lucques, la ville de Giacomo Puccini (1858-1924), deux théâtres fonctionnaient à plein régime proposant une centaine de représentations chaque saison. On y jouait certes les œuvres italiennes, mais certains auteurs français avaient les faveurs du public. 

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La Scala de Milan

Pourtant, dans la seconde moitié du siècle, pendant la jeunesse de Puccini, les théâtres subirent une crise sans précédent. De nombreuses salles durent fermer, les imprésarios étaient en faillite et les compositeurs devinrent plus rares. Même la fameuse Scala de Milan fut obligée de fermer durant une saison entière! Cependant, ce fut l’époque où l’un des plus importants compositeurs italiens, Giuseppe Verdi (1813-1901), entra en activité pour rénover complètement l’opéra et le débarrasser de ses lourdeurs anciennes. C’est grâce à lui que la carrière de Puccini se décida. 

Sixième enfant d’une famille de musiciens liée à la musique sacrée de la Cathédrale de Lucques, depuis quatre générations, Giacomo Puccini naît en 1858. Orphelin de père dès l’âge de cinq ans, il entre au séminaire de sa ville pour y débuter des études générales tout en recevant de son oncle, titulaire des orgues du « duomo », les bases de la pratique musicale. À quinze ans, il est inscrit à l’Institut musical Pacini de Lucques et commence à écrire de petites pièces pour orgue. 

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Lucques en Toscane

En 1876, Giacomo a 18 ans. Il se rend à pied à Pise (25 km) pour écouter Aïda de Giuseppe Verdi qui avait été créé au Caire en 1871. Verdi était alors considéré par les italiens comme le plus grand compositeur vivant et Aïda montrait comment l’orchestre, un réseau serré de leitmotivs, une exemplaire construction de l’argument et un chant d’une rare intensité pouvaient offrir un nouveau souffle au théâtre lyrique. Ce fut la révélation. En 1880, Il décida d’entrer au Conservatoire de Milan, alors capitale intellectuelle de l’Italie, et devint l’élève du célèbre Amilcare Ponchielli (1834-1886), auteur de La Gioconda (1876). Il découvrit ensuite Carmen de Georges Bizet (1838-1875). Son intensité dramatique, la nouveauté de son sujet et son traitement réaliste devinrent de nouveaux modèles pour le jeune compositeur. 

Puccini, que l’amour de l’orchestre portait vers une carrière de symphoniste, avait trouvé là l’essence de la musique dans cet alliage particulier qu’en faisaient Verdi et Bizet. Mais il découvrit la musique de Richard Wagner (1813-1883) qui commençait à entrer dans les théâtres italiens. La dimension orchestrale et le chant continu du compositeur allemand furent une confirmation et une nouvelle influence pour lui. 

En 1882, il composa son premier opéra, Le Villi, qu’il présenta sans succès à un concours d’écriture organisé par la Maison d’édition Sonzogno. Monté en 1884 à Milan grâce à l’influence de Ponchielli, Le Willi, œuvre certes inégale et peu appréciée de ses contemporains, révèle un langage musical nouveau, déjà la marque de fabrique du style puccinien, associant comme jamais le chant hérité du belcanto mais devenu très personnel, le nouveau rôle expressif confié à l’orchestre et les audaces harmoniques sans précédent dans l’opéra italien… entre Verdi, Bizet, Massenet (1842-1912) et Wagner. 

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Elvira Gemignani (1860-1930)

Un seul homme avait vu juste à travers cette première œuvre. Le tout puissant Giulio Ricordi (1840-1912), éditeur exclusif de Verdi, convoqua Puccini, lui proposa un contrat alléchant. Il devint tout simplement un père et ami pour le jeune Puccini. Edgar, fut le premier fruit de cette collaboration. L’œuvre dérouta les auditeurs. Elle annonce clairement l’avenir, par sa violence proche du vérisme, par son style musical et par la psychologie de ses personnages. On y entrevoit les configurations typiques des grandes œuvres de la maturité. Et puis Puccini rencontre celle qui deviendra son épouse, Elvira Gemignani (1860-1930), une jeune femme mariée. Leur idylle crée le scandale et l’ironie de la presse. Bientôt, la rumeur s’étend à toute la ville. 

Ricordi ne laisse pas tomber son protégé. Il lui confie un nouveau sujet, Manon Lescaut (1893), déjà mis en musique par Auber et Massenet, qui marque la première collaboration avec les librettistes Illica et Giacosa.

La musique est sublime et le drame de l’Abbé Prévost (1731) est transcendé comme jamais auparavant. Malgré une violence vocale proche des idées de la « Jeune École », les représentations recueillent un énorme succès qui se confirme trois ans plus tard par la mise en musique des scènes de la Vie de Bohème de Henry Murger. Inspirée d’une vie précaire et dissipée que le compositeur avait vécue dans ses années d’études, La Bohème, propose un opéra nouveau qui fait la part belle à un lyrisme émotionnel bouleversant intégré à une écriture d’une totale modernité. Un succès jamais démenti ! 

C’est à l’occasion du travail sur La Bohème que Puccini rencontra Arturo Toscanini (1868- 1957) qui en assura la création à Turin en 1896. Le jeune chef d’orchestre faisait partie de la « giovane scuola », à la recherche des véritables émotions, de l’expression vraie. Très tôt, il avait assimilé toute l’œuvre de Verdi et connaissait très bien celle de Wagner. Il était cultivé et autoritaire. Il était donc le chef idéal pour mener à bien les nouvelles créations de Puccini qui ne dirigera jamais lui-même ses œuvres. Il devint donc l’homme de confiance du compositeur. 

Pourtant, leurs idéaux humains et politiques étaient très différents. Puccini était peu impliqué politiquement et assez peu patriote. C’était tout le contraire de Toscanini qui militait pour les causes italiennes. Il reprocha au compositeur son manque d’intérêt et ils se perdirent de vue plusieurs années avant de se retrouver au Metropolitain Opera de New York pour la création de La Fanciulla del West (La Fille du Far West) en 1910 avec Enrico Caruso (1873-1921). 

Après La Bohème, tous les opéras de Puccini furent accueillis avec un succès considérable dans le monde entier. Cette gloire internationale lui donna l’occasion de voyager beaucoup, de rencontrer ses nombreuses maîtresses et d’échapper à sa jalouse épouse… 

Fort d’une aisance matérielle accrue, Puccini acquiert la désormais célèbre villa de Torre del Lago, petite ville de Toscane, près de Lucques, aujourd’hui le lieu du très renommé Festival Puccini. Il s’y installe avec sa compagne Elvira qu’il épouse enfin. 

Et puis c’est Tosca (1900) qui, avec ses trois personnages contrastés, parvient à pousser jusqu’en ses derniers retranchements les aspects les plus sombres et tragiques de la personnalité humaine.

Pour y parvenir, l’instauration du discours continu, l’usage d’un chanté parlé très expressif qui distille parcimonieusement ses sublimes mélodies et d’un orchestre souvent proche de celui de Tristan de Wagner.

L’affiche originale réalisée par Adolfo Hohenstein

Un triomphe que ne renouvellera pas tout de suite, Madama Butterfly (1904) sur un drame de David Belasco, était sans doute trop atypique avec son sujet japonais et sa musique orientalisante. Le sentiment que Puccini use et abuse de ces « petites femmes qui ne savent qu’aimer et souffrir » se répand dans l’opinion. Elle se présente aujourd’hui pourtant comme l’un de ses chefs-d’œuvre les plus absolus, nous aurons l’occasion de le vérifier lors de la conférence de ce mercredi! 

L’affiche originale réalisée par Adolfo Hohenstein

Il n’empêche, il était temps de revoir la pertinence d’un style qui avait atteint son apogée. La redondance guettait et Puccini, riche et célèbre, devait apprendre à se renouveler. Six ans s’écoulèrent avant la composition d’un nouvel opéra. Il entreprit de nombreux voyages afin de superviser les représentations de ses œuvres à travers le monde. Le succès était devenu planétaire et le fameux ténor Caruso était désormais indissociable du chant puccinien. 

Un épisode désastreux vient cependant ternir la vie du compositeur. Elvira, d’une jalousie maladive, avait accusé son mari, d’une relation avec leur jeune servante Doria. Celle-ci ne put supporter l’injuste accusation et, telle une héroïne d’opéra, mit fin à ses jours en avalant du poison. Quand autopsie confirma sa virginité, Elvira fut condamnée à quelques mois de prison et une forte amende. 

Manuscrit du premier acte de La fanciulla del West annoté par Puccini, mars-avril 1908.

Lorsque le public put entendre la première de la Fanciulla del West au Metropolitan Opera de New-York en 1910, il découvrit un Puccini métamorphosé déversant d’inouïes harmonies et d’audacieuses formules mélodiques exprimant la dramatique aventure d’une Tosca du far West tombée amoureuse d’un bandit de grands chemins. Ces nouvelles techniques ne nuisent en rien à l’extraordinaire lyrisme de Puccini. À nouveau bâti sur une pièce de David Belasco, La Fanciulla recueille un énorme succès dès les premières représentations. Elle aura pourtant toujours du mal à s’imposer en Europe et restera dans l’ombre des Manon Lescaut, Bohême, Tosca, Butterfly ou Turandot. L’usage de véritables chansons américaines, la violence et la rusticité de ses personnages en font le premier western spaghetti lyrique. 

Après son ami et librettiste Giuseppe Giacosa (1847-1906), c’est son protecteur, Giulio Ricordi qui disparaît en 1912. Ces cruelles pertes, augmentées de celle de Ramelda, sa sœur favorite ne sont sans doute pas étrangères aux formes de rédemption wagnérienne que Puccini tente d’appliquer à ce qui devait être d’abord une opérette. La Rondine (1914-17), un drame bourgeois sans concession et parfois surnommée la « Traviata du pauvre » deviendra un véritable opéra. Mais c’est Il Trittico, un ensemble de trois opéras en un acte, qui crée l’émoi. Les trois sujets très différents, qui explorent les recoins de l’âme humaine, depuis le suicide d’une victime innocente (Il Tabarro) jusqu’au retour de l’opéra buffa (Gianni Schicchi) en passant par une acerbe critique de la religion (Suor Angelica) ne recueillent qu’un demi succès. 

Giacomo commence à connaître de sérieux ennuis de santé et les premiers symptômes d’une tumeur à la gorge apparaissent. Fumeur invétéré, le compositeur s’était blessé en avalant une arête de poisson dans un restaurant d’Ingolstadt. La plaie n’ayant jamais guéri tout à fait, elle favorisa l’apparition du cancer. Pourtant, il débute Turandot, ouvrage sublime et ultime qui, basé sur la légende chinoise d’une princesse inaccessible, renoue avec le grand opéra qui l’avait tant ému dans sa jeunesse. Conscient de son état, Puccini écrit à son ami de toujours, Arturo Toscanini : « Mon opéra sera donné inachevé. Quelqu’un montera alors sur la scène et dira au public : ici s’achève l’œuvre du maestro, il en était là quand il est mort ». C’est exactement ce que fit Toscanini en 1926 lors de la création de l’oeuvre avant d’interpréter la fin de Turandot complété par Franco Alfano. 

Puccini meurt le 29 novembre 1924 à Bruxelles où il était soigné et ses funérailles se déroulent dans le quartier italien de la capitale belge. Rapatrié à Milan quelques jours plus tard, Toscanini dirige la marche funèbre qui ouvre le troisième acte d’Edgar. L’Italie de Mussolini observe un deuil national de trois jours et les maisons d’opéra restent fermées. L’un des plus grands compositeurs de tous les temps venait de disparaître…

Les funérailles de Puccini à Bruxelles le 12 décembre 1924