La Musique au bout des doigts…

C’était une grande joie de recevoir la jeune pianiste liégeoise, Zoé Masset, lors de son récital aux Concerts de l’U3A à Liège, ce 19 avril dernier. Un emploi du temps très chargé m’a empêché de rédiger ce billet plus tôt, mais j’avais besoin d’en dire beaucoup car sa prestation m’a littéralement enthousiasmé et fait pressentir une artiste complète, sensible et très subtile. Comme tout talent en germe, Zoé va mûrir dans les mois et les années qui viennent pour devenir un très beau fleuron au sein des musiciens de chez nous.

Mille fois merci à Jean Cadet pour ses superbes photos.

Son programme était ambitieux et exigeant. Il débutait avec les Variations sur un thème original en ré majeur Op.21 n°1 de Johannes Brahms (1833-1897), soit un ensemble de 11 variations composées en 1857, juste un an après la mort de Robert Schumann. On se souviendra du bel accueil que la famille Schumann avait réservé au jeune Brahms quand, sur les conseils de Franz Liszt (1811-1886), il était venu frapper à la porte de Clara et Robert à Düsseldorf pour y trouver un soutien et un mentor. On sait également à quel point cette rencontre sera déterminante pour la vie musicale de Brahms mais aussi pour le profond respect qu’il nourrira envers Schumann et l’amitié, et plus si affinités, qu’il partagera avec sa virtuose épouse.

Il s’agit du premier ensemble de variations de Brahms destinée au piano avec un thème complètement original. Le thème est magnifique et les variations en exploitent toutes les ressources.  Écrit à une époque où Brahms et le violoniste Joseph Joachim échangeaient des exercices de contrepoint par courrier, il témoigne des recherches sur les textures polyphoniques si riches dans la production ultérieure du compositeur. « Plutôt que d’utiliser la mélodie du thème ou la basse comme son départ, Brahms se tourne maintenant vers la nature du thème lui-même comme source d’inspiration pour les variations. En conséquence, ces variations sont à la fois plus imaginatives et plus éloignées du thème que n’importe laquelle de ses séries précédentes. Les six premières variations sont regroupées en ensembles de deux, la septième est un intermède lyrique qui annonce les pièces ultimes pour le piano. Quant aux huitième, neuvième et dixième variations, elles forment un ensemble géré par la tonalité mineure. La variation finale, n° 11, rappelle, par l’usage des trilles surmontés de solides contrepoints, la dernière variation de la 31ème Sonate de L. van Beethoven, que Zoé interprétait également lors de ce récital. Nous y viendrons. Notre jeune musicienne domine cette sublime musique et parvient à créer la diversité des émotions et des timbres dans une vision magnifiquement poétique.

Le programme se poursuivait par un fameux plat de résistance, la Deuxième Sonate en sol mineur Op.22 de ce génial Robert Schumann (1810-1856) que nous évoquions plus haut. D’une durée d’une petite vingtaine de musique, cette œuvre gigantesque, en quatre mouvements (1. So rasch wie möglich « aussi vite que possible », 2. Andantino – Getragen « soutenu », 3. Scherzo: Sehr rasch und marquiert « très rapide et marqué » et 4. Presto: Rondo), fut composée entre 1833 et 1836, soit plus de 20 ans avant les variations de Brahms. Elle débute de manière tempétueuse et agitée, proche de l’image du terrible Florestan, une des émanations dramatiques de la dualité de Robert Schumann. Virtuosité débordante, complexité du langage, Zoé maîtrise sa matière et domine ce langage complexe. Le deuxième mouvement débute comme une formidable rêverie mélancolique plus proche du personnage nostalgique d’Eusébius, l’autre versant de la personnalité du maître. Les profondeurs de l’âme ici se révèlent et nous touchent au plus haut point. Quelle émotion dans ce chant s’apparentant parfois à un nocturne et touchant à la confidence d’un récitatif. Zoé Masset révèle ici une autre face de son talent, la compréhension intime de la confession… une merveille !

Quand surgit le fantasque scherzo, on a un peu de peine à émerger de la contemplation du mouvement précédent. Mais ce retour au tragique démonstratif, avec ses multiples accidents, est fulgurant… à peine deux minutes, une pièce qu’on aurait pu retrouver dans le célèbre Carnaval Op.9, un moment musical qui introduit l’extraordinaire final qui rassemble à la fois l’exubérance de Florestan et la nostalgie d’Eusébius… entre cauchemar et rêve, un peu comme une toile de Johann Heinrich Füssli (1741-1825), le peintre du monde fantastique, et Ernst Theodor Amadeus Hoffmann (1776-1822), auteur des fameux Contes fantastiques et surtout, des aventures tragiques du maître de chapelle fou, Kreisler… un final qui aurait pu figurer au sein des Kreisleriana que Robert Schumann composera deux ans plus tard et qui témoignent de sa fascination pour la littérature, lui qui en avait été nourri durant toute son enfance auprès d’un père libraire ! Brio extraordinaire de notre pianiste ! Public définitivement conquis !

Quelques instants de repos et voilà que Zoé Masset entame le morceau suivant, le Scherzo n°2 en do mineur Op.14 de Clara Wieck/Schumann (1819-1896). On se souviendra que Clara fut l’une des virtuose les plus extraordinaire de son époque, suscitant l’admiration de Frédéric Chopin (1810-1849) et de Franz Liszt. Formée à Leipzig par un père, professeur, parfois controversé, dont elle faisait la grande fierté, elle débuta une carrière d’interprète dès son plus jeune âge, voyageant à travers l’Europe de manière très fréquente. Clara fut aussi une magnifique compositrice, certes très différente de celui qui sera son mari, après bien de déboires, en 1840. Proche également de Félix Mendelssohn (1809-1847), Clara en reçoit sans doute aussi quelques influences. Il y a, dans le début de ce scherzo, quelque chose du premier prélude de ses Préludes et Fugues Op.35. Pièce très séduisante, le Scherzo est interprété avec beaucoup de finesse par Zoé qui s’apprête à refermer ce récital avec un autre monument pianistique.

Si les commentateurs ont voulu comparer le Clavier bien tempéré de Jean-Sébastien Bach à l’Ancien Testament, ils n’ont pas non plus hésité à donner au corpus des 32 Sonates de Ludwig van Beethoven (1770-1827), le surnom de Nouveau Testament ! C’est dire que le monument est un Himalaya et qu’au sein même de la montagne se trouve un sommet très élevé, techniquement et philosophiquement, les Trois dernières Sonates. Zoé avait choisi de nous présenter la sublime 30ème  en mi majeur, l’Op.109, le premier volet du triptyque. Composée en 1820, ce chef-d’œuvre en trois mouvements suit la fameuse et démesurée « Hammeklavier », titanesque presque surhumaine. Beethoven renoue avec la quintessence de l’émotion humaine. Comme toutes ces dernière œuvres, elle demande une grande maturité musicale… mais les œuvres choisies avec beaucoup de pertinence par Zoé Masset en demandent toutes. Franz Liszt avait bien senti la profondeur de l’œuvre et fut le premier à la placer régulièrement dans ses récitals.

Les trois mouvements qui prennent tous de grandes libertés avec la forme sonate enchaînent les surprises et les nouveautés. Le premier mouvement, plein d’âme et d’esprit, offre une liberté d’écriture illuminée par le solaire mi majeur. Le thème mélodique détaché de sa basse abouti à un méditatif et bref adagio qui introduit, tout à coup, des traits de toccata en gammes et en arpèges. Les contrastes affectifs et la souplesse technique exigée par ce mouvement sont limpides sous les doigts de Zoé. Un très bref  Prestissimo, en total contraste, nous ramène sur terre. C’est le monde de la force physique, ci et là rendue fantasmagorique par d’étranges contrastes dynamiques. En deux minutes très enlevées, ce fulgurant mouvement annonce le fantasque Schumann évoqué plus haut et souligne la pertinence du programme construit par Zoé.

C’est encore ce sentiment de liaison et de filiation qui prédomine quand notre pianiste achève son récital par le plus magnifique des mouvements… un thème et variations qui fait écho à celui de Brahms commencé près d’une heure plus tôt. Une boucle temporelle certes inversée puisque Brahms suit Beethoven, mais ces variations à jouer Andante, très chantant et avec le sentiment le plus intérieur, usent de l’adjectif allemand « innigster » tellement employé par Robert Schumann. Autant dire tout de suite que ce voyage initiatique du thème et des six variations de Beethoven nous conduit au cœur même de sa pensée. Quand résonnent la dernière variation, le thème transcendé se fait réentendre, profond, spirituel. Il déploie ses diminutions rythmiques qui conduisent aux trilles, manifestations de la seule manière de vraiment tenir le son au piano et de suspendre le temps… temps aboli et joie retrouvée pour les dernières mesures qui s’apaisent pour montrer à l’auditeur que le thème, une fois revenu dans son état premier ne possède plus le même sens, il est littéralement transcendé… un certain Jean-Sébastien Bach avait déjà réalisé ce voyage dans les fameuses Variations Goldberg…

Une fois que le silence se fait, les auditeurs mettent un temps à émerger de ce monde construit merveilleusement par Zoé Masset. Le voyage qu’elle nous proposait ce mercredi commençait, une fois n’est pas coutume, par la pièce la plus récente, mais au fil du récital, elle nous montrait les filiations, les héritages, les émotions qui, d’une manière logique, somme toute, conduisent au monde de Beethoven qui lui-même se ramifie aux grand ancêtre de l’Ancien Testament, Bach.

Très honnêtement, j’admire la construction de ce programme, sensible, intelligent et plein de références, comme je les aime. Je n’ai pas été le seul à être très impressionné par ce voyage, par la maturité musicale de cette jeune pianiste, calme et presque timide, qui vit se transforme dans sa musique et qui nous la fait partager ! Et quel bonheur de voir sa joie, à elle, à la fois heureuse et étonnée d’avoir si brillamment donné ce premier vrai récital en entraînant nos mélomanes vers des régions inouïes! Bravo Zoé, tout l’avenir est devant toi !

 

 

 

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