Un jour… Un chef-d’œuvre (189)

Les images d’enfance ne se décolorent ni ne s’effacent.

Andreï Makine (né en 1957)

Pablo Picasso (1881-1973), Paul en arlequin, 1924 (détail).

Robert Schumann (1810-1856), Scène d’enfants Op. 15, interprétées par Anna Vinnitskaya.

0:08 Von fremden Ländern und Menschen (Des Gens et pays étrangers) 1:34 Kuriose Geschichte (Curieuse histoire) 2:42 Hasche-Mann (Colin-maillard) 3:11 Bittendes Kind (L’enfant qui demande) 4:02 Glückes genug (Bonheur parfait) 5:08 Wichtige Begebenheit (Un événement important) 6:04 Träumerei (Rêverie) 8:35 « Am Kamin » ( Au coin du feu) 9:35 Ritter vom Steckenpferd (Cavalier sur un cheval à bascule) 10:13 Fast zu ernst (Presque trop sérieux) 12:03 Fürchtenmachen (Faire peur) 13:38 Kind im Einschlummern (L’enfant s’endort) 15:14 Der Dichter spricht (Le Poète parle).

En tant que témoignage du succès de l’acte procréatif, l’enfant paraît avoir toujours correspondu à un âge désirable, d’abord comme réalisation d’un projet et promesse de progression vers un optimum de la maturité glorieuse. Au-delà du nouveau-né, fruit immédiat de la fécondité humaine, les images des enfants que nous ont léguées les artistes sont souvent investies d’une signification historique, rituelle ou symbolique. C’est alors l’enfant roi ou l’enfant dieu qui est représenté, tel le Dauphin, comme l’héritier présomptif de la Couronne ou l’Enfant Jésus préfigurant le Christ rédempteur.

L’enfance inspire au humains d’âge adulte une autre dimension, celle de l’innocence, de l’insouciance et de la tendresse, qu’illustrent en particulier les tableaux où les peintres mettent en scène leur propre progéniture. Songeons à Picasso et son Paul en arlequin. Cette émotion qu’éveillent le corps et le visage de l’enfant est ressentie par l’immense majorité des femmes et des hommes de tout temps (au moins historique), si l’on se réfère aux récits les plus anciens; elle constitue sans doute un trait anthropologique. S’y mêlent, autant qu’on puisse l’analyser la sensibilité à la perpétuation du lignage, l’impression d’une page blanche, de fragilité, le sentiment de responsabilité que provoque cette dernière, le désir de protection qu’elle engendre. Souvent, la frêle main de la fillette dans la grosse pogne du baroudeur, le bisou humide du garçonnet sur la joue mal rasée du malfrat, mettent le cœur en fusion. Le grand-père bourru et occupé cesse toute occupation lorsqu’on l’appelle: « Papy »!

Cheval de bois du 19ème siècle (détail)

Les yeux d’un enfant! Le sourire d’un enfant! Les pleurs d’un enfant! Plus de vingt ans après, le regard d’un petit garçon inconnu, dont le prénom m’échappe aujourd’hui, reste gravé dans ma mémoire avec une netteté stupéfiante. C’était au col d’Allos, au cœur des Alpes du Sud dans lesquelles je randonnais. Ma compagne et moi nous étions arrêtés au refuge pour la nuit, nous y étions seuls avec la gardienne. Cette jeune femme célibataire, sans doute un peu paumée, était venue là pour la saison d’été avec son fils âge de cinq ans environ. L’isolement du lieu, la rareté des randonneurs devaient, j’imagine, rendre parfois pesante la monotonie des jours pour la mère et plus encore pour l’enfant. Le garçon m’adopta aussitôt et ne me lâcha pas de la soirée. Pour lui, je montai ma tente, l’y fis entrer, s’y cacher, jouer. Il « m’aida » à graisser les chaussures, à réimperméabiliser la tente, à vérifier le matériel. Il parla peu, m’écouta beaucoup, les yeux écarquillés. […]

Le trait anthropologique qu’est la sensibilité émotionnelle des adultes à la fragilité de l’enfance a donc des racines animales anciennes. Il manifeste ses effets au-delà même de notre progéniture et s’étend en général à tous les bébés animaux, cannetons, poussins, chiots, chatons, poulains, veaux, éléphanteaux, lionceaux, girafons, etc. « Qu’ils sont mignons! » s’exclame-t-on. 

Si l’enfance est à ce point valorisée par les adultes qui se désolent parfois de voir leurs enfants grandir, la règle veut a contrario que ces derniers aspirent à devenir grands. […]

Axel Kahn et Yvan Brohard, Les Âges de la Vie, Mythes, Arts, Sciences, Paris, Éditions de La Martinière, 2012, pp. 34-35.

Pablo Picasso (1881-1973), Paul en arlequin, 1924.