Un jour… Un chef-d’oeuvre! (51)

Voilà cinq ans – Euterpe en compte les journées –
Que son puissant archet reste silencieux!
Toutes les nations se disent étonnées:
Voyage-t-il encore? Où donc? Et sous quels cieux?

Quelles sont maintenant les âmes fortunées
Qui se pâment de joie à ses chants merveilleux?
Quand nous reviendra-t-il des brillantes tournées
Où pleuvent les lauriers sur son front radieux?

Sous des montagnes d’or, l’Amérique jalouse
Le retient-elle? Ou, pour chercher sa noble épouse,
Ainsi qu’Orphée, a-t-il, bravant les éléments,
Pour l’empire des morts abandonné le nôtre?

Non, le maître est muet, car de ce monde à l’autre
On aurait entendu les applaudissements!

Poème anonyme, 1886.

51a. Joseph DeCamp (1858-1923), La Violoniste (détail), 1902

Joseph DeCamp (1858-1923), La Violoniste, 1902 (détail).

Henri Vieuxtemps (1820-1881), Concerto pour violon et orchestre n°4 en ré mineur op.31 – II Adagio religioso interprété par Hilary Hahn (violon) et la Deutsche Kammerphilharmonie Bremen, dirigée par Paavo Järvi.

51b. Joseph DeCamp (1858-1923), La Violoniste, 1902

Joseph DeCamp (1858-1923), La Violoniste, 1902.

« Quel est ce nom qui fait s’incliner nos fronts? Est-ce celui d’un grand peintre, d’un architecte, d’un philosophe? Non, c’est celui d’un violoniste qui fut tout cela. À Vieuxtemps, Dieu donna le pouvoir d’émouvoir avec un simple instrument en bois. Il n’en jouait plus; mais avec quel soin il insistait sur la couleur et l’expression dont il voulait qu’on ornât l’interprétation. Il m’a ouvert la voie, les yeux et le cœur. Il a bouleversé le jeu, l’esthétique, la poésie du violon. Avec Vieuxtemps, l’instrument parlait un langage nouveau; son verbe était plus chaleureux et traduisait des sentiments plus humains. Sa carrière fut noble, exempte de toute concession au culte des faux-dieux. Elle reste un modèle pour tous. La plus grande partie de ce que l’art post-paganinien a créé d’intéressant est à Vieuxtemps. Son oeuvre résume tous les efforts de ses devanciers. Vieuxtemps écrira des traits, mais il y mettra des sentiments, des couleurs, des tableaux. Ses traits diront les joies, les douleurs de la vie, toute une poétique enfin. En gardant les grandes lignes du classicisme, il écrira par le cœur. Rafraîchie à la source des poètes du violon, son oeuvre est réformatrice.

Vieuxtemps avait horreur de la « leçon de violon ». Ses conseils étaient plutôt esthétiques. Il fallait à l’élève un esprit et surtout un cœur. Il fallait entendre, comprendre, monter jusqu’à lui. Je possède un portrait du maître où l’on voit une rature du mot « élève » remplacé par le mot « disciple ». La nuance est d’importance. Platon l’eût approuvée.

Vieuxtemps fut paralysé, condamné pour plusieurs années avant sa mort, à ne plus toucher l’instrument dont il avait été le roi absolu. Je le vois encore, les mains teinturées d’iode, espérant recouvrer quelque force physique pour manier l’archet. Mais celui-ci vacillait dans sa main affaiblie. Je le voyais souffrir sous l’effort. La vue de son impuissance me faisait un mal atroce. Doucement, je lui prenais l’instrument des mains, jouais quelques passages de ses œuvres. Alors la souffrance s’apaisait, il reprenait confiance.

Pauvre cher grand maître! Tu partages avec Bach aveugle et Beethoven sourd, les honneurs du martyre! Peut-on concevoir un tourment plus affreux que celui du roi des violonistes ainsi condamné!

Eugène Ysaye (1858-1931), Conférence à Verviers en août 1920 à l’occasion du centenaire de sa naissance, Extrait publié dans Georges Cardol et Jean-Marie Lemaire, Compositeurs au pays de Verviers, Éditions Nostalgia, Verviers, 1997, pp.131-132.

51d. Le bon vieux-temps notice

Henri Vieuxtemps, Rondino, interprété par Eugène Ysaye (1912).