Épiphanie…

La vérité et le matin deviennent de la lumière avec le temps.

Proverbe éthiopien

 

Il eût été facile de reprendre, en ce premier lundi de la toute nouvelle année, la série des « Un jour… Un chef-d’œuvre » sans autre forme de procès poursuivant imperturbablement une litanie qui semble de plus en plus infinie! Je me réjouis d’ailleurs que vous la suiviez avec beaucoup de fidélité et cela me motive à la poursuivre. Mais en toute honnêteté, aujourd’hui, je ne pouvais pas m’abstenir d’écrire un billet plus habituel, plus dans la norme de ce pourquoi, un jour, très exactement le 6 janvier 2008, le jour de l’Épiphanie, je me suis mis à rédiger des billets sur ce blog. Oh! Ce n’était pas encore celui-ci, il était hébergé par Skynet, autrefois, mais l’esprit était déjà là et tous les billets ont été transférés ici depuis bien longtemps. Ils restent disponibles malgré la perte de nombreuses illustrations visuelles et sonores. Donc, le 4 janvier 2020, soit plus de 2400 billets plus tard, me voici toujours devant mon clavier pour tenter de partager avec vous, mes chers lecteurs, ma dévorante passion pour la musique, les arts, la culture et les activités humaines au sens large, en bref, mas passion pour la vie! En avant la Musique! Mais j’aime aussi ponctuer, de temps à autre, la ligne de ce blog par quelques « billets d’humeur« .

Et justement, il n’est jamais aisé de rédiger un billet d’humeur quelle que soit d’ailleurs la nature de celle-ci! Avec le temps qui passe, j’ai de plus en plus de peine à avoir des avis tranchés et de prendre des positions radicales. Car souvent, affirmer n’est pas peser… et ne pas peser, c’est s’abstenir de penser! Car prendre des positions tranchées empêche la nuance et, à moins d’écrire un ouvrage de mille pages pour développer au maximum des idées et des faits complexes et pour nuancer tout ce qui doit l’être, c’est à dire l’essentiel de ce qui nous entoure, le cadre d’un blog est bien trop restreint. Vous me rétorquerez que le propre d’un billet d’humeur est justement d’exprimer rapidement une humeur et vous aurez raison. Mais est-ce l’âge? Est-ce ma vision du monde? Est-ce le résultat du travail que j’opère sur les matières qui m’occupent et donc sur moi-même également… j’ai le sentiment que tout mérite d’être nuancé, alors que cela semble être à contre-courant de la société dans laquelle nous vivons, du monde de l’information, des réseaux sociaux,… Quand beaucoup semblent proclamer un avis tranché, je reste souvent sceptique. Non pas que je sois devenu un indécis, comprenez moi bien, mais je crois de plus en plus à la profondeur des choses et à leur multiplicité. Je crois aussi que les étudier et les regarder à partir d’angles différents nous permet une vision plus globale, plus ouverte, plus tolérante et plus empathique. 

C’est un peu ce que j’essaie de faire transparaître dans les nombreux billets de confinement, dans mes conférences et dans mes cours. En plaçant une œuvre picturale, une pièce musicale et un texte, j’espère faire surgir chez le lecteur quelque chose qui est caché et qui est de l’ordre de la subtilité et de la nuance. Non, mon credo n’a pas changé depuis toutes ces années de travail incessant. Je veux développer ma culture non pas pour l’érudition qui n’est rien si elle n’est pas au service d’autre chose de plus élevé, mais pour comprendre ce qui a motivé les êtres humains à être créatifs en s’exprimant et trouver en moi cette résonnance que je peux alors, une fois assimilée (cela peut prendre très longtemps), partager modestement. Car ce voyage au cœur de la création peut nous entraîner si loin, dans des contrées inattendues et jamais même imaginées et nous faire (re)découvrir ce qui y est caché… non pas secrètement, ce que notre regard, par manque de connaissance et d’émotion ne voyait pas! Les tréfonds de l’âme sont tels qu’ils nous paraissent parfois insondables. Persévérer, remettre le travail sur le métier, inlassablement et modestement, remettre tout en question, toujours, et ne jamais être convaincu d’être au bout du travail, voilà ce qui permet une « épiphanie« !

Mais oui, c’est bien ce mot qui me poursuit aujourd’hui et qui n’est utilisé généralement que pour justement désigner le 6 janvier qui, selon le vocabulaire religieux et la tradition chrétienne à l’histoire si complexe, désigne la poétique et symbolique apparition de Jésus enfant aux rois mages. Rien que cette formidable histoire mériterait mille pages d’analyse, mais si nous voulons plonger au cœur de l’étymologie du mot « épiphanie« , il nous est permis de nuancer et de constater que le mot ne désigne pas seulement la fève du gâteau des rois (succulent au demeurant), mais un concept bien plus riche…! Je reprends ici la définition du dictionnaire historique de Alain Rey:

« ÉPIPHANIE, nom féminin est un emprunt (fin du 12ème S, épifaine, epifanie), refait au 17ème siècle au latin chrétien epiphania, lui-même pris au grec epiphania neutre pluriel substantivé de l’adjectif epiphanios « qui apparaît », de la famille de phainein « faire briller ». Terme du vocabulaire religieux, épiphanie désigne la manifestation de Jésus enfant aux rois mages et la fête de l’Église qui la commémore (dite aussi jour des rois), d’où par extension, une manifestation de Dieu: dans ces usages, on écrit le mot avec une majuscule. Dans un emploi littéraire ou didactique (histoire des religions, etc.) épiphanie désigne par retour à l’étymologie une « manifestation de ce qui était caché ».»

Une manifestation de ce qui était caché… certes, c’est bien le cas de la fève cachée dans la galette des rois, pour le plaisir éphémère mais réel d’être le roi d’un jour, mais c’est aussi à appliquer lorsque par l’étude, l’ouverture d’esprit, l’émotion, l’empathie,… apparaissent à nos yeux ce qui était enfoui dans la pensée du créateur d’une œuvre (prendre le mot au sens large et pas seulement d’œuvre d’art). Une définition de l’épiphanie en tant que sentiment peut éclairer notre lanterne:

«L’épiphanie, « manifestation, apparition soudaine » est la compréhension soudaine de l’essence ou de la signification de quelque chose. Le terme peut être utilisé dans un sens philosophique ou littéral pour signifier qu’une personne a « trouvé la dernière pièce du puzzle et voit maintenant la chose dans son intégralité », ou a une nouvelle information ou expérience, souvent insignifiante en elle-même, qui illumine de façon fondamentale l’ensemble. Les épiphanies en tant que compréhensions soudaines ont rendu possible des percées dans le monde de la technologie et des sciences. Une épiphanie célèbre est celle d’Archimède, qui lui inspira son fameux Eurêka ! (J’ai trouvé !).» Wikipédia

C’est ainsi qu’en fonction de l’attitude que nous avons face à l’existence, l’épiphanie n’est pas liée au 6 janvier, ni même aux fameux rois, mais à tous les instants où nous prenons conscience de la nuance et de la profondeur du monde. Une fois encore, la culture en est un outil fondamental et l’expression artistique des hommes un vecteur inévitable. Cela rend d’autant plus triste et désolant que le virus qui nous tenaille depuis près d’un an a annihilé, temporairement espérons-le, beaucoup d’activités culturelles et artistiques. Car la révélation de la profondeur du monde est loin d’être seulement de l’ordre de l’art. Elle est dans chaque élément de la vie, dans le rire ou les pleurs d’un enfant, dans le désarroi des êtres qui chavirent, dans les libertés malmenées et les insuffisances de nos sociétés, dans le dévouement et l’abnégation de ceux qui œuvrent pour tous,… la profondeur du monde a quelque chose de vertigineux, de tragique et d’éblouissant à la fois, on n’en arrive jamais au bout.

Mais chaque étape que l’on franchit contre notre inertie ôte nos certitudes, nous abasourdit et remet tout en question! Elle écarte aussi nos œillères et entame notre métamorphose. À long terme, cela peut nous permettre de ne plus juger, de respecter l’autre, de le remercier d’être, de n’être plus enfermés dans nos prisons intérieures, de développer une saine et véritable bienveillance, condition essentielle à la paix et, en fin de compte, de devenir un peu plus humains chaque jour! C’est tout modestement et sans naïveté ce que je vous souhaite pour cette année 2021.

Pablo Casals (1876-1973), El cant dels ocells (Le Chant des Oiseaux), 1939, interprété par Sol Gabetta et l’ensemble de violoncelles de Sinfonietta d’Amsterdam.