Intense… !

L’ultime phrase de mon dernier billet annonçait un « moment musical unique et intense » à propos du concert de donné le 15 novembre dernier à l’U3A. Au programme, la sublime Sonate pour violon de César Franck interprétée par Daniel Arseniev au violon et Polina Alexandrova au piano ! Intense, elle le fut car nos musiciens, devant une salle archi comble, ont porté ce fleuron de la musique de chambre à un niveau vraiment exceptionnel.

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Je reviens un peu tard, j’en conviens, sur ce concert commenté, mais un emploi du temps plus que chargé m’a obligé à rester loin du blog ces derniers jours. Mon enthousiasme face à cette prestation musicale est évidemment intact. Voici, outre les superbes photos de Jean Cadet, quelques unes de mes impressions musicales et un petit résumé des propos que je tenais en guise de commentaire.

« Le beau dialogue que Swann entendit entre le piano et le violon au commencement du dernier morceau ! … D’abord, le piano solitaire se plaignit, comme un oiseau abandonné de sa compagne ; le violon l’entendit, lui répondit comme d’un arbre voisin. C’était comme au commencement du monde, comme s’il n’y avait encore eu qu’eux deux sur la terre, ou plutôt dans ce monde fermé à tout le reste, construit par la logique d’un créateur et où ils ne seraient jamais que tous les deux : cette sonate. » (M. Proust, A la recherche du temps perdu, tome 1, Gallimard, 1987.

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La fameuse sonate de Vinteuil dont Proust fait grand cas tout au long de son ouvrage serait donc en partie influencée, je l’écrivais déjà dans mon texte précédent, par la sonate en la majeur de Franck datant de 1886. Elle est donc proche de son idéal esthétique et, dans la lignée des philosophes du XIXème siècle, procure une résonance profonde qui permet une meilleure conscience de soi-même. Le superbe canon qui ouvre le final de la sonate de Franck distille, en effet, cette part inexplicable de joie et de bonheur qui nous enrichit. Mais ce final est le résultat d’un parcours initiatique qui occupe les trois mouvements initiaux et qui, d’ailleurs, n’est pas terminé au moment où retentit ce superbe canon/refrain qui irradiera une grande part du mouvement. Voilà comment nous commencions ce concert commenté où, d’emblée, Daniel et Polina montraient leur formidable sens de la nuance musicale, un must qui habitera la soirée entière. Mais reprenons les choses par leur début.

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Franck nous a laissé peu de musique de chambre et outre quelques pièces de jeunesse, plus faibles, ce sont surtout les trois œuvres tardives qui figurent au panthéon de sa production. Il semblerait que sous l’impulsion de l’énergie de l’âge mûr, le liégeois soit parvenu à transcender un art qui serait resté dans l’anonymat d’une maîtrise parfaite mais assez académiques. Personnage modeste et généreux, Franck que ses élèves appelaient avec une affection teintée de respect le « Pater seraphicus » fut longtemps cantonné à un rôle de grand organiste. C’est oublier que, par sa naissance à Liège, carrefour des cultures, il avait subi la double influence française et germanique. Son écriture abondamment chromatique et tortueuse devait beaucoup au romantisme allemand. Sa couleur instrumentale témoigne de l’usage qu’il pouvait faire, à la fin de sa vie, des trouvailles de Liszt (dont on dit qu’il pouvait être un rival dans son art pianistique) et de Wagner. Mais Franck, dans sa participation active à la vie musicale contemporaine française devait devenir un acteur essentiel du renouveau de la musique de l’Hexagone. Sa symphonie témoigne, par ailleurs, de cette remarquable synthèse stylistique et instrumentale.

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L’une des forces indéniables de la technique franckiste réside dans sa capacité à donner vie et à faire évoluer un thème de départ. Son travail sans relâche sur le contrepoint et la fugue de l’œuvre de Bach, l’avait rendu expert dans l’usage de la polyphonie et des techniques imitatives. Le canon cité plus haut en témoigne à lui seul. Mais l’apport essentiel se situe plus au niveau de l’écriture cyclique dont il est véritablement l’artisan avec Vincent d’Indy. L’idée d’organiser une forme musicale comme un organisme vivant semble provenir de la fin du 18ème  siècle. Au moment ou Goethe publie son « Essai sur la Métamorphose des plantes» (1790), on ne sait pas encore, à ce moment là, l’impact des études du poète allemand sur l’art musical. Ce qu’il observe, c’est qu’à partir d’une semence originelle, les organismes végétaux se transforment au cours de leur existence.

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La musique cyclique reprend cette idée. Elle part d’une semence qui prend la forme d’une petite cellule musicale comme celle qui débute la Sonate. Tout le premier mouvement (Allegretto ben moderato) est basé sur celle-ci qui se répète et se transforme comme si elle était en gestation. Elle se construit progressivement en une longue phrase qui s’étire sur de calmes accords du piano. Mais comme l’existence est faite de rebondissements et drames imprévus, le piano développe bientôt une seconde idée frappée du sceau du destin. Plus véhémente, plus tragique, elle s’étire pour être rejointe par notre thème cyclique qui s’inclut alors dans son propos. C’est, en quelque, sorte la naissance toute romantique de la tragédie humaine qu’illustre ce premier mouvement. Avec un sens particulièrement aiguisé du phrasé, des complicités propres à la musique de chambre ainsi qu’avec ce formidable sens des équilibres sonores entre le piano et le violon, nos musiciens affirment l’homogénéité du discours de Franck et nous conduisent au cœur même du propos musical.

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Le deuxième mouvement (Allegro) repose sur une ambiance proche du Quintette et de Prélude, Choral et Fugue. Animé d’une passion palpitante, à la fois agité et tragique, il déploie sa virtuosité dans la tonalité mortifère de ré mineur. Il semble suffoquer dans l’élan chromatique de ses phrases et de sa rythmique. Nos musiciens l’ont bien compris et poussent une musique haletante et grave. Mais voilà que le thème cyclique initial revient et ouvre la voie à un chant beaucoup plus lyrique sur de souples triolets du piano. Les contrastes de climat se succèdent à vive allure. Le calme à peine retrouvé est aussitôt balayé par un retour de la véhémence initiale. Comme dans un instinct de vie, Daniel et Polina veulent résister à cette musique dévastatrice qui ne trouvera de repos qu’à la double barre finale. Image de la vie, de l’existence, de la lutte contre je ne sais quel destin, ce mouvement nous laisse comme ahuris, choqués et profondément bouleversés. C’est comme si notre vie venait de défiler dans son combat existentiel journalier.

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Le troisième mouvement (Ben moderato) représente sans doute de la conception la plus hardie de Franck. Il abandonne toute conception formelle usuelle au profit d’un langage de l’instant, du présent. Indiqué Recitativo-Fantasia, il alterne des interventions du piano solo et du violon. Ce dernier, laissé seul élabore un récitatif qui ressemble à une prière douloureuse. On sent bien le rôle du thème cyclique même s’il n’est pas, pour l’instant, cité en toutes notes. Mais quand les deux instruments se rejoignent, c’est pour énoncer, dans le registre medium du violon (celui qui ressemble le plus à la voix humaine) une longue plainte émouvante. La prière, Franck était un homme d’une grande foi, s’amplifie, se fait lyrique, touche une ferveur proche d’un Ave Maria. C’est alors un grand thème tragique qui semble contenir l’archétype de la douleur (il sera repris dans le final). Il permet le retour de notre thème cyclique qui, dans une nouvelle rythmique, se joint à cette grande prière. La conclusion retrouve le calme de la plainte dans une brève section Molto lento e mesto (Très lent et triste). Là encore, Daniel Arsenviev et Polina Alexandrova trouvent les tons justes et les émotions les plus pertinentes. Ils vivent cette musique avec intensité et émotion… un tout grand moment !

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Et nous revoici au Final (Allegretto poco mosso) qui joue avec le canon des retrouvailles qu’illustre bien la digression de Marcel Proust. Après quelques alternances entre ce refrain, c’est le retour du thème cyclique qui, en ce bout de course, conserve son identité originelle. Mais le rondo des « retrouvailles », parce qu’il symbolise l’adéquation de l’homme avec son destin enfin assumé, est encore entrecoupé du passage tragique et de la prière du troisième mouvement. Comme une incise dans la paix de l’être, il vient nous rappeler notre fragilité et, pour Franck, le secours de la foi. Tout s’apaise enfin dans le retour du refrain canon et dans la coda brillante qui met fin à ce parcours initiatique hors du commun et tellement émouvant.

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On discerne, dans cette sonate toute l’humanité du compositeur et, à travers son parcours, la justification de son surnom de « Pater seraphicus ». C’est sans doute dans cette métaphore de la vie que cette musique trouve toute sa raison d’être.

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Dédiée à Eugène Ysaye qui la fera découvrir au monde, la Sonate est aujourd’hui mille fois jouée dans le monde. Ce que nous ont offert Danil Arseniev et Polina Alexandrova dépasse la musique. Un discours profondément humain sur l’être, sur sa fragilité et surtout sur son rapport intense avec le temps de la vie !