Un jour… Un chef-d’œuvre (214)

Tout est vrai puisque j’ai tout imaginé.

Boris Vian (1920-1959)

Jean-Michel Folon (1934-2005), La traversée, 1991 © Fondation Folon.

Béla Bartók (1881-1945), Concerto pour piano n°3 Sz 119, II. Adagio religioso, interprété par Hélène Grimaud et le London Symphony Orchestra, dirigé par Pierre Boulez.

Dernier des concertos pour piano, il est écrit par le compositeur en 1945. Il est écrit durant l’été 1945 (Bartók est en exil aux États-Unis) alors que le compositeur est presque ruiné et gravement malade. Il a alors deux commandes en chantier : un concerto pour alto et ce troisième concerto pour piano. Le premier est d’un apport financier sûr et immédiat mais c’est au second que le compositeur se hâte de travailler : la mort s’approche et la perspective de s’exprimer une dernière fois est là, devant lui. Il décide alors d’offrir à son épouse Ditta Pásztory une dernière œuvre qu’elle puisse jouer, si elle doit continuer à gagner sa vie comme concertiste : il a prévu de lui offrir pour son anniversaire, au début de l’automne. Il s’éteint quelques jours avant, le 26 septembre.

Jean-Michel Folon (1934-2005), L’Espace, 1982,-©-Fondation Folon

Cette chose inquiétante que je portais en moi et qui, depuis longtemps, m’angoissait et ma tourmentait, avait grandi au cours de ces dernières semaines jusqu’à devenir insupportable. Cette aspiration imprécise vers un lointain obscur dont on attend un apaisement, bien qu’on ne puisse donner à cette intuition une justification précise; cette agitation douloureuse de l’énergie intérieure, que la conscience d’un idéal élevé opprime de ses chaînes sans espoir de libération; cette ardeur au travail à laquelle rien ne peut s’opposer, nourrie par les images colossales de l’œuvre à réaliser et qui, justement se dissout alors dans une totale absence de pensée et ordonne intérieurement à toute création de disparaître; ce chaos de sentiments agités, angoissants, qui si souvent domine l’être de l’artiste: tout cela s’était maintenant entièrement emparé de moi. […]

Un cri s’élève et résonne en moi à présent: « Va-t’en! Il faut sortir d’ici, partir au loin! Le champ de l’artiste, c’est le monde! […] Que l’esprit se cherche à travers d’autres; lorsque ton génie aura réjoui des hommes sensibles et que tu auras assimilé leur savoir, tu reviendras dans ta patrie paisible pour y vivre de ce que tu auras amassé! » […]

L’œil physique n’est pas le seul à qui soit imposé un horizon, il en va de même pour l’œil de notre esprit. Assurément, en changeant le lieu où nous regardons, nous pouvons les modifier tous les deux; estimons-nous heureux si nous les élargissons en allant de l’avant, car il est impossible d’en sortir! Mais ce n’est pas tout:  la coloration des objets est elle-même directement empruntée au ton fondamental de notre vie et de notre sensibilité.

En parlant de ton, précisément, je ne saurais dissimuler que, chez moi, la contemplation d’un site se transforme en une forme musicale et équivaut à l’exécution d’un morceau de musique. J’en ressens tout l’ensemble sans m’arrêter aux détails. […]

Qu’à l’arrêt, je fixe le lointain d’un regard ferme, et le tableau éveille presque toujours, dans le mystérieux univers parallèle de ma fantaisie, une image sonore correspondante; je la prends éventuellement en affection, m’y attache et la façonne. Mais, juste ciel, avec quelles culbutes se précipitent pêle-mêle marches funèbres, rondos, furiosos et pastorales, pour peu que la nature défile devant mes yeux; je deviens alors de plus en plus silencieux, refoulant dans ma poitrine cet élan trop vigoureux.

Carl Maria von Weber (1786-1826), Je voyage, premier chapitre de La Vie d’un musicien, Paris, Éditions J-C Lattès, 1986, p.27-32, cité par Corinne Schneider dans La Musique des Voyages, Paris, Fayard, 2019, pp. 20-21.

Jean-Michel Folon (1934-2005), Printemps-1981-©-Fondation Folon