Un jour… Un chef-d’œuvre (262)

Tout ceci reste essai et balbutiement, si l’on songe à la grandeur écrasante du sujet!

Olivier Messiaen, Préface du Quatuor pour la fin du Temps

Piet Mondrian (1872-1944), Pommier en fleurs, 1912.

Olivier Messiaen (1908-1991), Quatuor pour la fin du Temps, VIII. Louange à l’Immortalité de Jésus, Extrêmement lent et tendre, extatique pour violon et piano interprété par Gil Shaham et Myung-Whun Chung.

C’est par l’esprit que nous mesurons le temps.

Mais comment le futur qui n’est pas encore peut-il s’amoindrir ou s’écouler? Ou comment le passé peut-il croître, puisque déjà il n’est plus, si ce n’est parce que dans l’esprit qui opère cet effet il rencontre trois choses, savoir l’attente, l’attention et le souvenir: de sorte que ce qu’il attend devient l’objet de son attention présente, pour n’être plus ensuite que l’objet de son souvenir? Qui pourrait nier que les choses futures ne sont pas encore? et toutefois la mémoire des choses passées demeure dans notre esprit. Et enfin qui pourrait nier que le temps présent n’a pas d’étendue puisqu’il passe en un moment? et toutefois notre attention demeure, et c’est par elle que ce qui n’est pas encore se hâte d’arriver pour n’être plus. Ainsi le temps à venir ne se peut pas dire être long: mais un long temps à venir n’est autre chose qu’une longue attente du temps futur. Il n’y a point aussi de long temps passé, puisqu’il n’est plus: mais un long temps passé n’est autre chose qu’un long souvenir du temps passé.

Par exemple, je veux réciter un psaume que je sais par cœur. Avant que de le commencer, mon attention s’étend à tout ce psaume; mais lorsque je l’ai commencé, autant de versets que j’en ai dits et qui sont passés deviennent l’objet de ma mémoire, et cette action de mon âme se sépare comme en deux parties, dont l’une est mémoire au regard de ce que j’en ai dit, et l’autre est comme une préparation et une attente au regard de ce que j’en ai encore à dire. Mais mon attention par laquelle doit traverser, pour parler ainsi, ce qui est encore à venir et à réciter afin qu’il devienne passé, est toujours présente, et plus j’avance dans ce récit, plus ce qui n’était que dans l’attente diminue, et ce qui doit être dans la mémoire s’augmente, jusqu’à ce que cette attente qui regardait l’avenir étant finie, il ne reste plus rien dans toute cette action que pour la mémoire laquelle regarde le passé. Or ce qui arrive dans le récit de tout ce psaume, arrive aussi dans chacune de ses parties et dans chacune de ses syllabes: il arrive aussi dans un récit de plus longue haleine dont ce psaume pourrait n’être qu’une partie; il arrive dans toute la vie de l’homme, dont toutes les actions qu’il fait sont parties, et il arrive dans tous les siècles des enfants des hommes, dont toutes les vies des hommes ne sont que des parties.

Saint Augustin (354-430), La Création du monde et le Temps, traduit du latin par Arnauld d’Andilly, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1993, pp. 65-67.

Piet Mondrian (1872-1944), L’Arbre gris, 1911.