Un jour… Un chef-d’oeuvre! (72)

« Le beau est éphémère; il dure à peine;
Mais quand tu nous apportes ton talent,
La voix de nos grands maîtres, par la tienne,
Jaillit pour nous, du fond d’un cœur brûlant.
Tu donnes à l’instant des splendeurs telles
Qu’il s’agrandit et, déployant ses ailes,
Va de notre âme remplir la profondeur
Et, sans tristesse, sans souffrance,
Demeure en nous, douce présence,
Comme tout vrai bonheur. »

Hermann Hesse, Pour Ilona Durigo

72a Paul Klee (1879-1940), Fugue en rouge, 1921

Paul Klee (1879-1940), Fugue en rouge, 1921.

György Ligeti (1923-2006), Musica Ricercata n°11 Omaggio a Girolamo Frescobladi (Ricercar = fugue), interprétée par Pierre-Laurent Aimard, Piano.

Le Jeu des Perles de Verre (extrait)

Joseph Knecht, jeune élève de la classe de latin, reçoit la visite du Maître de musique qui l’examine.

« […] « Sais-tu déjà, demanda alors le Maître, ce que c’est qu’une fugue? » Knecht fit une moue dubitative. Il avait déjà entendu des fugues, mais la question n’avait pas encore été traitée en cours.

« Bien, » dit le Maître, je vais te montrer. Tu comprendras plus vite si nous faisons nous-mêmes une fugue. Alors, pour une fugue, il faut d’abord un sujet, et ce sujet, nous n’allons pas le chercher bien loin, nous le prendrons dans notre lied. »

Il joua une suite de quelques notes, un tout petit morceau de la mélodie du lied qui sonnait bizarrement ainsi découpée, sans tête ni queue. Il joua encore une fois le sujet et déjà les choses allaient plus loin, déjà venait la première réponse, la seconde changeait le saut de quinte en un saut de quarte, la troisième répétait la première à l’octave supérieure, la quatrième répétait la seconde et une coda dans le ton de la dominante terminait l’exposition. La deuxième exécution modulait librement dans d’autres tons, la troisième, semblant rechercher la sous-dominante, s’achevait par une coda dans le ton fondamental. Le garçon regardait les doigts blancs et agiles de l’exécutant, il voyait se refléter sur son visage le cours du développement, tandis que les yeux ne bougeaient pas sous les paupières mi-closes. le cœur de l’enfant bondissait d’admiration, d’amour pour le Maître, son oreille suivait la fugue et il lui semblait qu’il entendait aujourd’hui de la musique pour la première fois; au-delà de l’oeuvre qui se créait devant lui, il pressentait l’esprit, l’harmonie enchanteresse entre règle et liberté, entre servir et commander; il se donnait, se vouait à cet esprit et à ce maître; il se voyait et voyait sa vie, voyait le monde entier, dans cette minute, régi par l’esprit de la musique, ordonné et expliqué; et lorsque le jeu cessa, il vit cet homme vénérable, ce magicien, ce souverain, incliné encore un moment sur les touches, les cils baissés, le visage rayonnant doucement d’une clarté intérieure et Knecht ne savait pas s’il devait exulter pour la félicité de ces instants ou pleurer parce qu’elle avait cessé. Alors le vieil homme se leva lentement du tabouret, le sonda de ses yeux bleus et sereins, emplis en même temps d’une amitié ineffable, et dit: « Il n’est pas de circonstance où deux personnes puissent se lier aussi aisément d’amitié qu’en faisant de la musique. C’est une belle chose. J’espère que nous resterons amis, toi et moi. Peut-être, Joseph, apprendras-tu, toi aussi, à composer des fugues. » Il lui serra la main et partit; à la porte encore, il se retourna et lui dit adieu d’un regard et d’un courtois signe de tête. »

Hermann Hesse (1877-1962), Le Jeu des Perles de Verre, « La Promotion » (1938), cité dans Hermann Hesse, Musique, version française traduite par Jean Malaplate, Paris, Éditions José Corti, 1997, pp.92-93.

Le Jeu des perles de verre, Essai de biographie du Magister Ludi Joseph Valet accompagné de ses écrits posthumes, est un roman utopique de Hermann Hesse. Hesse en commence la rédaction en 1931 et le fait publier en deux tomes en Suisse en 1943 après que le manuscrit ait été refusé à la publication en Allemagne en raison des opinions de l’auteur, s’inscrivant notoirement à contre-courant du régime nazi. Ce sera son dernier grand roman et l’œuvre maîtresse à l’origine de l’attribution à Hesse du prix Nobel de littérature en 1946.

Il s’agit pour l’essentiel d’une biographie fictive, celle de Joseph Valet (Josef Knecht) dont on suit l’éducation, la carrière et l’évolution intellectuelle. L’histoire se déroule principalement en Castalie¹, province pédagogique et ordre culturel. À travers la vie de Joseph Valet le lecteur découvre une autre manière de vivre la culture, et notamment son expression dans un jeu inédit, le Jeu des perles de verre qui donne son nom au roman. (d’après Wikipédia)

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¹ Castalie ou Castalia (en grec Κασταλία) est, dans la mythologie grecque, une naïade crénée, fille du dieu-fleuve Achéloos. Poursuivie par le dieu Apollon, elle préféra se jeter dans une fontaine que de céder à ses avances, et elle devint la fontaine sacrée de Poséidon. La fontaine de Castalie se trouve à Delphes, au pied du Mont Parnasse. Castalie était capable de donner l’inspiration poétique à celui qui buvait de ses eaux ou écoutait son murmure tranquille. Apollon consacra la fontaine de Castalie aux Muses.

L’écrivain allemand Hermann Hesse s’est inspiré du nom de Castalie pour désigner la province pédagogique fictive qu’il décrit dans Le Jeu des perles de verre.