Un jour… Un chef-d’œuvre (268)

Faut-il donc que le seul coupable échappe au châtiment ?

Francesco Maria Piave (1810-1876), Livret pour La Forza del Destino de G. Verdi.

Andreas Leonhard Roller (1805-1891), Maquette pour la création de la Force du Destin à Saint-Pétersbourg en 1862 (Acte IV, second tableau, la grotte de Leonora.

Giuseppe Verdi (1813-1901), La Forza del Destino, Ouverture, interprétée par l’Orchestre de la Scala de Milan dirigé par Riccardo Muti.

L’implacable malédiction

« Qu’est-ce qui a véritablement plu dans la Forza del destino ? Une ballade, deux romances, deux duos… c’est-à-dire des morceaux d’école, mais aucune des scènes qui ont de l’originalité, ou du caractère, qui ont du mouvement ou une signification dramatique. » G. Verdi à son éditeur G. Ricordi en août 1869.

Il y a des œuvres qui, tout en consacrant leur auteur et en le portant au rang de héros de la patrie, semblent ne pas atteindre parfaitement leur cible. L’opéra « russe » de Giuseppe verdi n’a jamais fédéré le même enthousiasme au sein de ses admirateurs que les adulés Nabucco et Aïda ou encore que les trois vénérés drames de la « trilogie populaire ». C’est un peu comme si la malédiction des personnages mis en scène s’étendait à l’ouvrage tout entier et à sa destinée ultime.

La première malédiction opère avant même que l’opéra ne soit composé. Verdi avait décidé, à l’approche de la cinquantaine, d’enfin épouser Guiseppina Strepponi, sa maîtresse depuis une vingtaine d’années, et de se consacrer à la politique où il estime pouvoir jouer un rôle dans la difficile unification de l’Italie. Il désirait donc tirer un trait sur la carrière musicale qui venait de le consacrer définitivement. Avouons que le stupéfiant délire que Un ballo in maschera avait suscité à Rome plaçait la barre très haut. Comment faire mieux encore ? Ne fallait-il pas en rester là, déposer la plume, comme Rossini l’avait fait avant lui, couvert de gloire et humainement comblé. Outre son besoin d’œuvrer pour son pays au sein du parlement où il est élu dès 1861, il aspirait surtout à la vie enfin simple du paysan, veillant sur ses terres dans sa propriété de Sant’Agata. C’était sans compter sur les caprices et la force du destin !

En effet, la précoce retraite du musicien fut bien vite troublée par une commande reçue en droite ligne du Théâtre impérial de Saint-Pétersbourg. Impossible de refuser un tel contrat financier, un tel prestige… ! Et puis Verdi en Russie, c’est toute la nouvelle Italie qui pouvait rayonner bien au-delà de ses frontières et présenter l’un de ses plus illustres représentants. La malédiction se métamorphosait sous bien des angles en une formidable opportunité.

Restait à déterminer un sujet qui puisse plaire au Tsar. Alexandre II venait de monter sur le trône. Largement ouvert aux innovations, les horizons semblaient favorables. C’était sans compter sur son administration réactionnaire et sur le public très conservateur des théâtres. Les élans révolutionnaires, même ceux qui émanaient du héros Verdi, avaient du mal à faire bon ménage avec leurs attentes. Car on n’écrit pas pour la Russie comme pour l’Italie ou pour la France, il fallait, hélas, en tenir compte. Après avoir refusé quelques sujets auxquels Verdi tenait particulièrement, dont un Ruy Blas socialement malvenu d’après Victor Hugo, la censure et le Théâtre Marinski lui proposent un drame du duc de Rivas (1791-1865), Alvaro o la Fuerza del Sino (1835). Comment ne pas s’étonner que Verdi, qui lisait des dizaines d’arguments théâtraux en quête de perles à mettre en musique, n’ai jamais rencontré cet auteur qui représentait, après un long exil à Paris, le courant romantique en Espagne ? Car la pièce avait été traduite en italien dès 1850 et se rapprochait, sous plusieurs facettes, des drames de Gutiérrez auquel le musicien avait emprunté les sujets d’ Il Trovatore et de Simon Boccanegra.

L’œuvre était construite sur le mystère de la naissance d’un jeune homme amoureux, sur une l’enlèvement de la jeune fille consentante, sur le déshonneur de la famille. Puis, le héros, Alvaro, était, par une terrible malédiction, obligé de fuir. Il avait malencontreusement donné la mort à son hypothétique beau-père. Sur un fond de vengeance, d’errances diverses, de duels, de violences et de mort, les principaux héros, cherchant enfin la paix, ne pensaient trouver leur salut que dans la retraite au sein d’un cloître. C’était sans compter sur la force du destin qui poursuivrait chaque protagoniste jusqu’à la mort et sur cet irrépressible besoin de vendetta, spirale effrayante d’une violence aveugle qui échappe à tout discernement humain. Que l’œuvre de Rivas multiplie les incohérences, cela ne fait aucun doute ! Que Verdi cherche à les éviter, c’est sans assurément là la cause d’une nouvelle malédiction.

Car si l’errance des deux héros masculins, Don Carlo Calatrava, frère de la belle et assoiffé de vengeance, et Alvaro plaisaient à Verdi, le drame du duc de Rivas comportait de vrais pièges à éviter. Le premier était de composer un nouveau Trouvère. Comment en effet ne pas voir la proximité entre le Comte de Luna et Don Carlo Calatrava ? Comment ne pas assimiler le « bâtard » Alvaro à Manrico… et puis la proximité des deux Leonora ?

Le compositeur, réfugié dans sa propriété et libéré de ses obligations politiques, se mit au travail et se consacra exclusivement à la commande russe. Francesco Maria Piave, son librettiste attitré depuis Ernani, était chargé d’épurer la pièce originale. On sait les exigences de Verdi et sa pression incessante sur le travail du poète. De la concision ! Voilà ce que le musicien réclamait ! Après maintes et maintes révisions, le livret fut enfin prêt. Et s’il n’évite pas tout à fait les invraisemblances liées à la pièce, il parvient néanmoins à les minimiser. Et puis le génie verdien fit le reste… Un sens incroyable de l’action, un travail approfondi sur l’enchaînement et la dramaturgie des scènes, une écriture orchestrale dense et inédite ainsi qu’un sens mélodique hors du commun donnent à la Forza del destino une cohérence remarquable. L’exceptionnel et très original acte III, inspiré par Le Camp de Wallenstein de Friedrich von Schiller (1799), se déroulant près du champ de la bataille de Velletri (1744), une date décisive dans la guerre de succession d’Autriche, permit à Verdi de réintroduire l’argument politique italien en filigrane de sa tragédie.

Et puis les exigences du maître se firent sentir jusqu’au théâtre de Saint-Pétersbourg. Il y donna ses instructions à propos des effectifs à prévoir : « S’il vous plait, avertissez la direction du Théâtre que dans la distribution de la Forza del destino, en plus du soprano, du ténor et du baryton, ils ont besoin :
1. d’un soprano pour faire la Bohémienne, rôle très brillant et important comme celui du page dans Un ballo in maschera ;
2. d’une basse profonde pour tenir le rôle du padre Guardiano ;
3. d’un baryton comique pour le rôle de fra Melitone, un rôle important aussi ;
4. de plusieurs rôles secondaires… »

Frappant ce retour à un personnage comique, rôle particulièrement savoureux que Verdi avait abandonné depuis ses échecs de jeunesse et qu’il retrouvera avec un génie inégalé dans son ultime opéra, Falstaff ! Mais Mélitone est aussi la caricature d’une Église souvent source de son ire et particulièrement décriée par Verdi. Remarquable aussi ce rôle du père supérieur qui par sa voix très grave, sa sagesse et sa solennité, a sans doute inspiré le Pimène du Boris Godounov de Modest Moussorgski (1869-72) !

Giuseppe Verdi et Giuseppina Strepponi quittèrent Busseto à la fin de l’année 1861. Pour affronter l’hiver russe, ils emportaient de Paris, leur première étape, plus de 120 bouteilles de vin et de champagne ainsi que de grandes quantités de pâtes, de salamis et de fromage d’Italie. Les répétitions débutèrent dès le mois de décembre, comme prévu. Mais la malédiction frappa encore. La chanteuse retenue pour le rôle de Leonora, Emma Lagrua, tomba malade. Personne ne put la remplacer. Il fallut reporter la création à l’année suivante. La direction du Théâtre accepta et le couple Verdi rentra bredouille en Italie en février 1862. Après un voyage en Angleterre, Verdi s’occupa alors de faire engager la cantatrice Caroline Barbot pour incarner Leonora. Le retour à Saint-Pétersbourg se fit en septembre 1862, sous un climat plus doux. Tout se passa à merveille. La première eut lieu le 10 novembre. Mais le chambard s’installa dans la salle. Les partisans de la musique allemande avaient décidé de manifester bruyamment leur réprobation face à la musique de Verdi. Une malédiction de plus ? Sans doute pas ! Le succès était au rendez-vous et la Forza entama sa carrière scénique par plusieurs semaines de représentations russes intensives. Le tsar Alexandre II, qui avait financé une bonne part des chœurs et de la mise en scène, rendit un vibrant hommage public à Verdi en le décorant. La tsarine félicita le compositeur de vive voix. La carrière internationale de l’œuvre pouvait commencer : Vienne, Londres, New-York, Buenos Aires,… partout un triomphe !

Mais l’opéra ne satisfaisait pas entièrement le compositeur. Il décida, dès 1865, d’opérer de substantielles révisions et remaniements. Ce n’est que quatre ans plus tard, en prévision de sa création à la Scala de Milan, qu’il se remit au travail. Verdi composa alors une nouvelle ouverture, l’actuelle, véritable prélude à l’œuvre, dans laquelle les thèmes et leitmotive de l’opéra sont énoncés avec une rare émotion. Cette formidable pièce orchestrale marquera plus tard l’imagination de plusieurs cinéastes et elle figure aujourd’hui parmi les plus célèbres morceaux du maître.

Hélas, ultime coup du destin, son ami, le poète Piave est mourant et Verdi doit renoncer à son aide. Il appelle auprès de lui Antonio Ghislanzoni qui deviendra un des ses importants collaborateurs et le brillant librettiste d’Aïda. Ensemble, ils transforment la scène finale dans laquelle, désormais, les voix de Leonora et Alvaro fusionnent un en sublime duo accompagné de la sage autorité du padre Guardiano veillant sur l’âme de Leonora blessée à mort par son propre frère. Là, dans la solitude terrible de l’errant, Alvaro, assassin malgré lui, ayant définitivement tout perdu, ne peut, en s’adressant à sa bien-aimée agonisante, que prononcer ces mots qui synthétisent à eux seuls toute l’ampleur de la malédiction :

« Tu me condamnes à vivre
Et pourtant tu m’abandonnes !
Faut-il donc que le seul coupable
Échappe au châtiment ? »

Jean-Marc Onkelinx, L’implacable malédiction, texte écrit pour le programme de salle de l’Opéra royal de Wallonie lors des représentations de La Forza del Destino de G. Verdi en 2013.