Un jour… Un chef-d’œuvre (174)

Esprit du chant, descends sur terre! Une fois encore, viens en aide à l’amour…

Novalis (1772-1801)

Melozzo da Forli (1438-1494), Ange musicien au luth (1480), détail.

Colin Muset (trouvère lorrain ou champenois, né vers 1210), Touz Esforciez interprété par Ensemble Syntagma, dirigé par Alexandre Danilevski.

Tout à coup, le silence fut rompu par les accents légers d’une belle voix inconnue qui venait, semble-t-il, d’un chêne séculaire. Tous les regards se tournèrent dans cette direction et l’on vit, vêtu d’un costume simple mais étranger au pays, un jeune homme qui tenait en main un luth et qui continue tranquillement de chanter tout en s’inclinant profondément lorsque le roi tourna les yeux vers lui.

Sa voix était extraordinairement belle et son chant portait une empreinte étrange et mystérieuse. Il avait pris pour thème l’origine du monde, la formation des astres, des plantes, des animaux et des hommes, la toute-puissante sympathie régnant dans la nature, l’antique âge d’or et ses divinités souveraines: l’Amour et la Poésie; puis il dit l’apparition de la haine et de la barbarie et leur combat contre ces déesses bienfaisantes, – et enfin le triomphe de celles-ci dans l’avenir, la fin de nos détresses, le rajeunissement de la nature et le retour d’un âge d’or éternel.

Pendant qu’il chantait, les vieux poètes, eux-mêmes transportés d’enthousiasme, s’approchèrent et vinrent entourer ce singulier étranger. Un ravissement inconnu saisit les spectateurs, et le roi lui-même se sentit comme emporté par un courant des cieux. On n’avait jamais entendu pareils accents, et tous se mirent à penser qu’une créature céleste était apparue parmi eux, d’autant plus qu’à mesure qu’il chantait sa beauté et sa noblesse semblaient croître, ainsi que le charme puissant de sa voix. La brise jouait avec ses boucles d’or. Le luth paraissait s’animer sous ses doigts, et l’on eût dit que son regard plongeait avec ivresse dans les mystères d’un autre monde. De même, l’enfantine innocence et la simplicité de son visage prenaient aux yeux de tous un air surnaturel…

Novalis, de son vrai nom Georg Philipp Friedrich baron von Hardenberg (1772-1801), Henri d’Ofterdingen, Roman inachevé (1799), Paris, Garnier-Flammarion, 1992, p. 109. 

 

Melozzo da Forli (1438-1494), Ange musicien au luth (1480).