Un jour… Un chef-d’œuvre (163)

Ce sourd entendait l’infini. Penché sur l’ombre, mystérieux voyant de la musique, attentif aux sphères, cette harmonie zodiacale que Platon affirmait, Beethoven l’a notée.

Victor Hugo

Victor Hugo (1802-1885), Ma Destinée, 1857 (lavis de gouache, lavis d’encre, plume)

L’un des plus grands écrivains du 19ème siècle fut aussi un formidable dessinateur. Exilé à Jersey depuis qu’un décret du 9 janvier 1852 l’avait chassé de France par la volonté de Louis-Napoléon Bonaparte, il éprouve une fascination pour la mer à un tel point qu’il mérita l’appellation d’ «homme océan», expression qu’il avait lui-même inventée pour William Shakespeare et magnifiquement illustrée, pour ce qui le concerne, par l’énorme vague qu’il nomma précisément Ma Destinée. Baudelaire a souligné l’omniprésence de la mer dans son œuvre, qu’elle soit littéraire ou graphique: «Comme Démosthène, il converse avec les flots et le vent; autrefois, il rôdait solitaire dans des lieux bouillonnant de vie humaine; aujourd’hui, il marche dans des solitudes peuplées par sa pensée. Ainsi est-il peut-être encore plus grand et plus singulier. Les couleurs de ses rêveries se sont teintées de solennité, et sa voix s’est approfondie en rivalisant avec celle de l’océan… S’il peint une mer, aucune marine n’égalera les siennes.»

Ludwig van Beethoven (1770-1827), Symphonie n°7 en la majeur Op. 92, II. Allegretto, interprété par l’Orchestre philharmonique de Vienne dirigé par Claudio Abbado.

 

On ne sait pas de quand date cet hommage magnifique de Victor Hugo à Beethoven, « ce sourd qui entendait l’infini », et à ses symphonies, « dilatation de l’âme dans l’inexprimable ». Le texte est resté inédit jusqu’en 1914. On peut actuellement en prendre connaissance dans La Revue musicale, n° 378, p. 62. En voici le large extrait consacré aux symphonies:

« Les symphonies de Beethoven sont des voix ajoutées à l’homme. Cette étrange musique est une dilatation de l’âme dans l’inexprimable. L’oiseau bleu y chante ; l’oiseau noir aussi. La gamme va de l’illusion au désespoir, de la naïveté à la fatalité, de l’innocence à l’épouvante. La figure de cette musique a toutes les ressemblances mystérieuses du possible. Elle est tout. Profond miroir dans une nuée. Le songeur y reconnaîtrait son rêve, le marin son orage, Élie son tourbillon où il y a un char, Erwyn de Steinbach sa cathédrale, le loup sa forêt. Parfois elle a des entre-croisements impénétrables. Avez-vous vu dans la Forêt-Noire ces branchages démesurés où la nuit est prise comme un épervier dans un filet et se résigne sinistrement, ne pouvant s’en aller ? La symphonie de Beethoven a de ces halliers inextricables. Et, tout à coup, si le rossignol était là, il se mettrait à écouter, croyant que c’est quelqu’un comme lui qui chante. Le rossignol se tromperait, c’est mieux que lui. Il n’est que dans l’ombre, Beethoven est dans le mystère. La mélodie du rossignol n’est que nocturne, celle de Beethoven est magique.

Il y a dans l’âme des jeunes filles une fleur qui chante ; c’est cette fleur-là qu’on entend dans Beethoven. De là une suavité incomparable. Plus qu’un chant, une incantation. Cependant la vie réelle entre brusquement dans ce songe. Au milieu de son monstrueux et charmant poème, Beethoven donne un bal, il improvise une fête, il secoue des castagnettes, il tape sur un tambourin ; toutes les danses tournoient et passent, depuis la valse jusqu’au jaléo ; les bras entrelacés serrent les seins contre les poitrines ; à l’écart, dans la clairière, le jeune homme rougissant salue une étoile où il voit une vierge ; des sourires de belles filles apparaissent, montrant des dents pleines de lumière ; des enfants et des moineaux jasent, les troupeaux bêlent, on entend la clochette des vaches rentrantes ; il y a des chaumières sous des saules ; et c’est là le bonheur, la famille, la nature, la prairie, la floraison d’août, la jeunesse, la joie, l’amour, avec l’horreur secrète d’Irminsul debout là-bas, sous des arbres, dans les ténèbres. […]

Les symphonies de Beethoven sont des resplendissements d’harmonie. Les répliques de la mélodie à l’harmonie font de cette musique un intraduisible dialogue de l’âme avec la nature. Ce bruit-là pense. Dans cette végétation il y a le nid, dans cette église il y a le prêtre, dans cet orchestre il y a le cœur humain. Cette grandeur sert à faire aimer.

Insistons-y, et finissons par où nous avons commencé. Ces symphonies éblouissantes, tendres, délicates et profondes, ces merveilles d’harmonie, ces irradiations sonores de la note et du chant, sortent d’une tête dont l’oreille est morte. Il semble qu’on voie un dieu aveugle créer des soleils. »

Victor Hugo (1802-1885)