Un jour… Un chef-d’œuvre (111)

“Une seule pensée de l’homme vaut plus que l’univers tout entier.”

Saint Jean de la Croix (1542-1591)

Max Klinger (1857-1920), Ludwig van Beethoven, Exposition Sécession 1902 à Vienne.

 

Ludwig van Beethoven (1770-1827), Sonate pour piano n°32 en ut mineur op.111, 2. Arietta – Adagio molto, semplice e cantabile, interprétée Sviatoslav Richter.

 

« C’est le sommet de la suprême sérénité: mélodie d’une pureté totale, sans même l’ombre de ce sentiment humain que nous sommes habitués à ressentir au contact des belles mélodies. Nous touchons ici à l’âme véritable. Dans le langage courant, on appelle « âme » le siège de l’affectivité, l’extrême pointe de la sensibilité, ou encore l’extrême pénétration de l’intelligence. Or, tous ceux des mystiques qui ont atteint ce qu’on nomme « l’union », à quelque religion ou à quelque philosophie qu’ils appartiennent, sont unanimes pour traduire, dans la limite des possibilités du langage humain, l’état ressenti comme au-delà de toute douleur ou de toute joie. Tous vous diront qu’ils ont enfin atteint la nature véritable de l’âme. La simple logique nous dicte une pensée semblable; si l’âme est bien « le rayon divin » qu’enseignent les cosmogénèses religieuses, nous devons en déduire que, comme telle, elle est au-delà des vicissitudes de la vie. Peu d’hommes accèdent à ce degré de conscience et peu, parmi ceux-ci, peuvent s’y maintenir plus longtemps que la durée d’un éclair. Mais si courte qu’ait été cette perception, elle suffit à illuminer la vie et à faire considérer peines et joies dans leur caractère passager. Or, nous l’avons dit dans nos préliminaires, Beethoven avait atteint, dans certains de ses raptus, la perception illuminatrice; voulant transmettre l’expérience intérieure par la musique qui, comme il l’a dit, lui semblait le langage même de ces perceptions, il est parvenu à incarner dans les sons audibles ce qui était transmissible. Il est évident que toute expression à l’usage humain altère profondément, déforme les vérités entrevues. Beethoven va aussi loin dans cette expression que ses moyens musicaux le lui permettent; au-delà, il ne pourrait plus y avoir de musique, de même qu’au-delà de Saint Jean de la Croix, il ne peut plus y avoir de mots. Nous sommes au bord des régions du grand silence. »

Paul Loyonnet, Les 32 Sonates pour piano, Journal intime de Beethoven, Paris, Éditions Robert Laffont, 1977, p. 491.