Un jour… Un chef-d’œuvre (175)

“La crainte de la guerre est encore pire que la guerre elle-même. ”

Sénèque

Paolo Uccello (1397-1475), La Bataille de San Romano, 1456. Niccolo Mauruzi da Tolentino à la tête de ses troupes

Les trois panneaux, reproduits ci-dessus et ci-dessous, représentent trois scènes d’une même bataille de l’histoire de Florence, le fameux combat où les Florentins et leur chef Niccolo da Tolentino défirent les Siennois commandés par Bernardino della Carda, le 1er juin 1432.

Les trois panneaux sont aujourd’hui répartis dans trois grands musées européens :

  1. Niccolo Mauruzi da Tolentino à la tête de ses troupes, (~1456) détrempe sur bois de 3,20 × 1,82 m (National Gallery, Londres)
  2. La contre-attaque décisive de Micheletto Attendolo da Cotignola, (vers 1435-1440), détrempe sur bois de 3,17 × 1,82 m (musée du Louvre, Paris)
  3. La défaite du camp siennois illustrée par la mise hors de combat de Bernardino della Carda, (~1456) détrempe sur bois de 3,23 × 1,80 m (Galerie des Offices, Florence), seul panneau signé.
    Les trois panneaux étaient destinés initialement à trois murs d’une même pièce pour alimenter l’effet de perspective par les distorsions picturales dans le rendu des éléments qu’ils comportent.

Des questions se posent encore sur la position relative des trois panneaux : le panneau conservé aux Offices était (probablement) le panneau central, il est d’ailleurs le seul signé de l’auteur.

Clément Janequin (1485-1558), La Guerre (La Bataille de Marignan), Chanson polyphonique interprétée par The King’s Singers

Paolo Uccello (1397-1475), La Bataille de San Romano, 1456. La contre-attaque décisive de Micheletto Attendolo.

Les chevaux au pas, ou même arrêtés, parfois tout au plus légèrement cabrés comme pour franchir un petit obstacle – un mort, un tronc d’arbre – ou l’un d’eux lançant une ruade par ce réflexe qui pousse les chevaux lorsqu’ils sont trop pressés sur leur arrière, les corps des combattants (à l’exception d’un blessé, en maillot rose, à quatre pattes par terre je me demandais si j’étais mort je ne souffrais pas je cherchais à remuer mes membres sans y parvenir chacun d’eux pesant des centaines de kilos une tonne ma tête attirée vers le sol par son poids lourde en plomb et un cavalier renversé sur sa selle) non pas inclinés dans des attitudes de course ou d’effort pour appuyer ou esquiver un coup mais, pour la plupart, droits, comme si la cohue, la presse, ne leur permettait rien d’autre que ces gestes sans ampleur et forcément un peu raides. On dirait des gens obligés de se battre dans un couloir contre les parois duquel ils se cogneraient sans cesse, ou plutôt entre deux plaques de verre tellement rapprochées qu’à la fin ils semblent pris, immobilisés tels quels, comme ces animaux ou ces objets enfermés dans un bloc de plexiglas, encastrés les uns dans les autres, par la pression des deux parois transparentes qui laisse plus subsister à la fin entre les combattants le moindre vide, tout espace (par exemple entre une cuirasse, un bouclier, une épaule, ou entre un bras levé et l’une de ces hautes coiffures surmontant les visages de leur étrange cylindres allant en s’évasant, c’est à dire cylindre au départ, autour du front, puis coniques), tout espace donc, intégralement rempli (par une portion de visage, un profil, un autre casque, un œil, le fer d’une hache), le ciel lui-même, au-dessus du moutonnement des têtes (découpé par les lances, roses, blanches ou brunes, les courbes des étendards) aussi dur que du mortier, aussi matériel que le bleu des aciers, aussi impénétrable que les visages des combattants, les profils corbins ou prognathes empreints de cette impassibilité, de cette sérénité brutale qui constitue de tout temps l’apanage des puissants et de leur entourage (valets, portiers d’hôtel, chauffeurs de voitures de maîtres, gens de la haute couture), s’extériorisant dans un mélange de raffinements inouïs ou même agressivement ridicules […]

[…] Le crépuscule peu à peu s’épaissit, enténèbre lentement le champs de bataille où l’on ne distingue plus, çà et là, que quelques charges isolées, sporadiques, quelques groupes de cavaliers poursuivent les derniers fuyards, semblables à de bizarres et funèbres oiseaux de métal empanachés d’aigrettes, furieusement penchés, leur longue lance pointée en avant, sur l’encolure de leurs coursiers phosphorescents, et les jambes claires d’un fuyard s’enfonçant dans la nuit, les armes brisées des tessons de bouteille des valises crevées je vis même des matelas des édredons un agrandissement photographique d’un couple de mariés dans son cadre le verre étoilé çà et là dans l’obscurité bitumeuse on pouvait voir s’élever des flammes des incendies il est difficile la nuit de se rendre compte on en voit longtemps la lueur d’abord puis plus tard sur le côté puis plus tard encore en arrière éclairant d’en dessous la base de la colonne de fumée.

Claude Simon (1913-2005), La Bataille de Pharsale, Paris, Éditions de Minuit, 1969, p. 46.

Paolo Uccello (1397-1475), La Bataille de San Romano, 1456. La défaite du camp siennois illustrée par la mise hors de combat de Bernardino della Carda.