Un jour… Un chef-d’œuvre (165)

Peindre à la fois le fini et l’infini.

Mark Rothko (1903-1970)

La chapelle Rothko (Rothko Chapel en anglais) est une chapelle sans dénomination située à Houston (Texas) aux États-Unis conçue par le peintre Mark Rothko (1903-1970)… plus d’informations ci-dessous. 

Morton Fledman (1926-1987), The Rothko Chapel, pour soprano, contralto, double chœur et trois instruments (1971)

Dans l’interstice, la leçon des ténèbres

Rothko Chapel, pour chœur, alto, célesta et percussion, composé par Morton Feldman à la mémoire de Mark Rothko, après le suicide de celui-ci en 1970, est presque un équivalent musical des tableaux âpres, sombres et poignants que le maître, se disant « artisan », préfère appeler des « façades », imposantes, car « les grands formats vous prennent en eux », insinue le peintre, le spectateur peut y plonger. Quatorze toiles assourdies de tons noirs et violets, autant de «drames dont les formes sont les interprètes », investissent l’innommée et non confessionnelle Rothko Chapel, lieu de contemplation construit sur les recommandations de Rothko et commanditée par John et Dominique de Menil. L’environnement favorise le dialogue entre chacune des toiles et entre les toiles et les spectateurs: « Les personnes qui pleurent devant mes tableaux font la même expérience religieuse que celle que j’ai eue lorsque je les ai peints. Et si vous-mêmes […] vous n’êtes émus que par les rapports de couleurs, et bien alors, vous passez à côté du sujet! », déclarait-il au poète et critique Selden Rodman en 1956. Dans ses œuvres, l’espace, ou son synonyme plus concret la « profondeur » indique le peintre, révèle des sensations secrètes ou lointaines, dévoile ce qui était obscur: « C’est à dire dans l’effort d’expression pour rendre clair l’obscur, ou métaphysiquement, pour rendre proche l’éloigné, afin de les emmener dans l’ordre humain et intime de ma compréhension. » Plus une peinture est vaste, plus elle nous transperce en même temps qu’elle creuse notre vue, l’accueille au lieu de l’arrêter.

Intérieur octogonal de la Chapelle Rothko.

En regard, la pièce de Feldman est longue, et le « choix des instruments (en termes de forces utilisées, d’équilibre et de timbre) fut déterminé, dit-il, aussi bien par l’espace de la chapelle que par les peintures. Les images de Rothko vont jusqu’à l’extrême bord de la toile, et je voulais atteindre le même effet avec la musique; c’est à dire qu’elle devait remplir l’ensemble de la pièce octogonales et ne pas être entendue à une certaine distance. Le résultat ressemble beaucoup à ce qu’on entend sur un disque; le son est plus proche, physiquement plus présent que dans une salle de concert. Le rythme d’ensemble des peintures telles que Rothko les avait déposées créait une continuité ininterrompue. Alors qu’avec la peinture il était possible de répéter couleur et nuance tout en conservant une tension dramatique, je sentais que la musique appelait toute une série de sections enchaînées fortement contrastées. Je voyais une procession immobile semblable aux frises des temples grecs. »

Jean-Noël von der Weid, Le flux et le fixe, Peinture et musique, Paris, Fayard, 2009. pp. 183-185.

Extérieur de la Rothko Chapel.

A partir de Rothko, on ne peut plus peindre, non plus que ressentir de la même manière. La conscience voudra poursuivre sa percée. La couleur voudra gagner en liberté et signification, en pureté et en intensité pour approcher sa véritable nature.

Comme si la violence grandissante ( de l’argent, des armes, des conflits interculturels) rendait encore plus pressante la tâche de l’art en général, de la peinture en particulier. D’ores et déjà, nous constatons à quel point la création rothkienne participe à cette réévaluation.

Aussi répétitive paraît-elle, cette œuvre possède une remarquable capacité d’incitation au renouvellement. Nous savions qu’elle n’était en rien fermée, finie, univoque. Nous la voyons se déployer, rebondir de question en question. Elle met en mouvement des artistes, et pas seulement des peintres, des penseurs, et pas seulement des philosophes. […]

L’approche se veut de plus en plus risquée. La forme a un contenu, mais aucun message rassurant. Le visage s’est aboli, engloutissant humains et dieux.

De ce chemin-là, on ne se remet pas. Il est « la blessure la plus rapprochée du soleil  » (René Char)

L’œuvre de Mark Rothko s’affirme comme invention, aventure, certitude de la nuit rouge.

Geneviève Vidal 

Mark Rothko (1903-1970), Sans titre.