Introspections…

On dit généralement que les attitudes introspectives n’apparaissent dans les arts qu’avec la fin du classicisme et le début du romantisme. Cette déclaration, vérifiée par la relative absence de ces attitudes dans les siècles qui précèdent ont fait dire aux plus audacieux que l’homme médite sur lui-même seulement lorsque l’idée d’un Dieu tout puissant, seul repère pour la vie de l’homme, commençait à perdre de la vitesse et du crédit. On pense donc que tant que la Foi animait l’homme, il ne connaissait ni le doute et ni l’affliction et n’avait aucune raison de méditer sur son sort.

Constance Marie Charpentier, La Mélancolie, 1801

Pourtant, à y regarder de près, il n’y a aucune raison pour que l’homme n’ait pas toujours examiné sa propre âme, avec ou en dehors de l’idée de Dieu. Comment imaginer l’être humain complètement indifférent à son destin, tout à fait imperméable aux pensées mortifères sur le temps, bref les questions les plus basiques: Qui suis-je? D’où viens-je? Et où vais-je? Tellement basiques ces questions qu’elles font sourire et semblent relever de la boutade… Et pourtant qui ne se les pose jamais, qui n’aimerait trouver une réponse vraie et objective à toutes les questions concernant l’existence… ? Mais voilà, il n’existe sans doute pas de réponse, pas de réponse scientifique satisfaisante pour notre sensibilité. pour assurer notre tranquillité. Car les éventuelles réponses de la science sont froides comme de simples faits qui, en fin de compte, n’expliquent jamais  « pourquoi nous somme embarqués dans une telle galère« 

Caspar David Friedrich, Soir

Chacun sait ce que nous sommes, que nous naissons et que nous mourons à l’image de tous les êtres vivants, mais personne, à l’exception des spiritualités et des philosophies, n’a jamais rien proposé de tangible, de vérifiable et donc de rassurant… Il faut croire… mais même en croyant fermement en Dieu, quel homme n’est pas assailli par le doute, par la peur de l’inconnu? Qui n’a jamais ressenti ce vertige de l’impensable, tellement inimaginable qu’on tente d’en refouler l’idée au plus profond de nous-mêmes?

Et bien, une fois encore, l’art vient à notre secours. Non pas pour nous montrer ce qu’est la mort ou nous expliquer en quoi consiste notre destin, seulement pour nous montrer que les artistes, eux aussi, ont cherché à nous transmettre leur propres pensées, leurs inquiétudes et leurs doutes. Sans doute un peu aussi pour nous soumettre les réponses  qu’individuellement, ils ont cherché à donner à leurs interrogations. Et là, pas question d’époque, de classement et d’étiquette. Chaque époque comporte la même réflexion, certes teintée de l’air du temps, mais tellement précieuse pour nous qui avons la chance de pouvoir ressentir ce dénominateur commun entre les êtres séparés par le temps et l’espace.

Comment ne pas être ému par cet Homme accoudé d’un sculpteur strasbourgeois anonyme? Nous sommes à l’extrême fin du Moyen-Âge. On ressent encore l’esprit gothique souffler sur ce bois polychrome et pourtant, cet homme, plongé au-delà de lui-même symbolise l’introspection. Introspection? Interrogeons-nous sur la perception que nous en avons puisqu’on ne peut pas lui demander de s’expliquer sur sa mystérieuse attitude.

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Maître strasbourgeois, Homme accoudé, Bois polychrome, fin du XVème siècle

Étrange position que celle-là, surtout pour une époque qui évite le maniérisme et propose bien souvent une rigidité des corps! Ici, la courbe du tronc, l’inégalité de la hauteur des épaules, le bras et la main qui soutiennent la tête, trop grande, trop lourde, et très naturellement inclinée semblent créer d’emblée une interrogation. Miroir d’un mouvement intérieur que la fixité du regard semble contredire. Pourtant, quelques indices comme les sourcils froncés et les rides du front qui en résultent, témoignent de l’intensité de la pensée de cet homme. De deux choses l’une; Soit il observe le manège du monde extérieur avec un esprit critique et une incompréhension qui se reflète au plus profond de son âme, soit ses yeux ne voient rien que son propre monde intérieur suscitant ainsi les mêmes attitudes.

Plus qu’angoissé, cet homme est en plein questionnement existentiel. Il semble mesurer l’ampleur de sa question et générer une profonde mélancolie, celle de n’avoir aucun moyen d’assurer l’une ou l’autre certitude. Bouleversant!

Mais cette sculpture est loin d’être la seule à explorer, à cette époque, les questionnements humains. On a voulu voir dans ce chef-d’œuvre absolu de la sculpture gothique un autoportrait de Nicolas de Leyde, image saturnienne de l’artiste enfermé dans une profonde mélancolie. L’identification du personnage ne peut toutefois être confirmée.

L’homme est présenté, lui aussi, accoudé, le buste penché en avant. La position des bras repliés l’un sur l’autre et de la tête inclinée en prolongement crée une sorte de spirale qui suggère le retrait sur soi dans une intense méditation.

La force de l’expression repose d’abord sur cette composition mobile, articulée dans l’espace, qui se saisit sur différents plans, dans les vues latérales comme dans la vision frontale. Le mouvement en spirale, accentué par le tracé rayonnant des plis de la manche du vêtement, conduit le regard vers le visage aux yeux clos et vers la main qui soutient le menton dans l’attitude familière de la réflexion, imposant l’image d’un homme qui s’abîme dans la contemplation de son monde intérieur.

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Nicolas de Leyde, Homme accoudé, Grès rose, vers 1463-67

Parcourue de veines saillantes et de fins sillons incisés en surface de la pierre, cette main qui presse la chair des joues en créant des plis concentriques autour des doigts est traitée avec une étonnante vérité. Sur le visage aussi, l’épiderme est représenté avec un soin quasi illusionniste, en contraste avec les mèches raides de la chevelure plus largement sculptée. Cette observation minutieuse de la réalité, poussée ici jusqu’à ses plus extrêmes limites, nourrit la vision personnelle de Nicolas de Leyde.

Mais il ne suffit pas de rendre l’apparence des êtres, il veut saisir et faire percevoir leur vie profonde par l’élan interne qu’il imprime à ses figures sculptées, par la description fidèle de leurs traits et l’intense humanité qu’il leur confère.

On pourrait ainsi continuer un bien long et fastidieux inventaire, en peinture, en sculpture ainsi que leurs évocations en littérature, poésie et musique, des personnages en pleine introspection. Si déjà vers le milieu du XVIIIème siècle les courants de l’Empfindsamkeit puis du Sturm und Drang en font un leitmotif, le romantisme en offre, il est vrai d’innombrables images.

Au bout du XIXème siècle, par exemple, et en extrême fin de mouvement romantique, Le Penseur, qui est l’une des plus célèbres sculptures en bronze d’Auguste Rodin, représente un homme en train de méditer, semblant devoir faire face à un profond dilemme.

Le Penseur n’est pas devenu ce qu’il était censé devenir à sa réalisation : la partie centrale du Linteau de la Porte de l’Enfer, œuvre inachevée et inspirée de l’Enfer de Dante qui devait être une porte monumentale d’un musée d’art décoratif. Une œuvre qui aurait dû rassembler un riche ensemble de statues qui n’existeront jamais comme un ensemble mais qui trouveront une nouvelle destinée séparément (Fugit Amor, Le Baiser ou encore Francesca).

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Rodin, A., Le penseur, Bronze, 1902

Le Penseur, débuté autour de 1880-1882 et qui était nommé par Rodin « Dante » ou le « Poète », devait donc être placé au dessus d’une série de condamnés sculptés en bas relief, en méditation sur leur sort, d’où la position de la statue. Un bref regard suffit à comprendre l’importance de cette méditation où le personnage semble être imperturbable et perdu dans les profondeurs de son âme.

Ce rapport à l’âme est ici l’essentiel du travail de Rodin. Pourtant pleine d’une force et d’une puissance retenue, mise en valeur par le travail de la musculature, la statue ne donne à la force physique que l’image de l’apparence extérieure. La véritable force existe davantage à travers l’évocation d’une puissance intérieure, comme l’expression des tourments de l’âme, des angoisses humaines. Le travail de Rodin sur l’anatomie n’a qu’un seul but, montrer cette extrême tension de l’âme, ce terrible questionnement existentiel qui, par son aspect non résolu, devient l’obsession première de cet homme figé dans son angoisse mortifère.

La première exposition de l’œuvre en France en 1904 provoque le mépris ou l’amusement d’une partie du public et de la presse. En réaction est lancée une souscription pour couler la statue et une version définitive, plus grande, est offerte à la mairie de Paris en 1906: il s’agit de celle qui est aujourd’hui dans les jardins de l’hôtel Biron à Paris, à savoir le musée Rodin depuis 1919.

Antoine Bourdelle (1861-1929), travailla pour Auguste Rodin pendant quinze ans. Son oeuvre s’en ressent profondément. Sculpteur des personnages historiques et des artistes, on doit à Bourdelle bon nombre de bustes expressifs.

Incarnation du génie romantique, Beethoven inspira de nombreux artistes. On raconte que le jeune Bourdelle, en feuilletant un ouvrage sur le compositeur, fut frappé par sa propre ressemblance physique avec lui. Il se mit à écouter sa musique et raconta : « …chaque cri de ce sourd qui entendait Dieu frappait directement mon âme. Le front de Beethoven suait sur mon coeur écrasé. »

S’identifiant à son modèle, il réalisa de multiples visages de Beethoven, comme un musicien crée des variations sur un thème. En tout, on compte dans son oeuvre quatre-vingt sculptures représentant le compositeur, sans compter des dessins et des pastels. Ici, ce sont les deux mains du compositeur qui soutiennent son visage, profondément enfoui dans la sombre méditation humaine.

Beethoven, plus qu’un autre, peut faire figure de grand révélateur de son monde intérieur. Sa surdité a grandement contribué à son isolement et a sa plongée au plus profond des secrets de son âme. Lui-même, avec son côté prométhéen, considérait que son art, sa musique, était, plus que tout autre moyen de communication, le vecteur de sa vision utopique de la vie, de l’homme et de la mort. Comprenant que son propos dépassait de loin la compréhension des hommes de son temps, Beethoven continua d’aprofondir le voyage au coeur même de l’homme en dépassant les formes et les canons de son temps. Bourdelle veut laisser passer non seulement cette capacité à penser le monde du musicien, mais aussi, et peut-être surtout, le point commun avec la tradition des « penseurs » dans le monde de l’art. Ainsi, on est à la fois frappé par l’individualité singulière (pléonasme volontaire) de Beethoven et par le fait que cet homme, aussi puissant soit-il, est sensible aux mêmes interrogations que nous.

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Bourdelle, E-A, Buste de Beethoven

Un an avant sa mort, Bourdelle triomphe définitivement: la première rétrospective de ses œuvres est proposée à l’occasion de l’inauguration du Palais des Beaux-Arts de Bruxelles (141 sculptures et 78 peintures et dessins), le 28 avril 1929, est inauguré, place de l’Alma, le Monument à Adam Mickiewicz (1798-1855), poète et chantre des souffrances du peuple polonais et ami de Chopin.

L’expressionnisme du XXème siècle portera plus loin encore l’expression du malaise existentiel humain en le revêtant de toutes les couleurs de la souffrance et de la douleur. 

Edvard Munch, La Jeune fille et la mort, Musée d’Oslo, 1882

Ayant travaillé pendant 20 ans comme spécialiste des effets spéciaux pour le cinéma, Ron Muek a tout d’abord étendu cette technique à la fabrication de figures inspirées par ses proches, famille et amis. Ses effigies, comme celles de la statuaire religieuse, traitent de la vie, de la naissance, de l’enfance, de la souffrance, de la maladie, de l’agonie et de la mort et sont d’une présence psychologique impressionnante. Les échelles sont tantôt minuscules, tantôt géantes comme c’est le cas du « Gros homme », prostré, qui induit un grand inconfort pour le spectateur. Outre l’échelle, la pose, l’expression, le regard trahissent un état mental très particulier. Saisi dans la pose classique du mélancolique, la main gauche à la maisselle, la tête inclinée, le regard noir et fixe, le « Gros homme » semble s’être réfugié dans un coin, replié sur lui-même, agressé par le vide trop grand qui l’entoure. Vertige du néant, tragédie du temps, l’homme est figé dans toute sa réalité, désespéré de n’avoir pas trouvé la réponse à ses questionnements.

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Ron Muek, Big Man, Polyester, Silicone et peinture à l’huile, 2000

Ce qui bouleverse ici, c’est la vérité de l’homme, sa nudité non artistique, sa position presque fœtale, recroquevillé sur lui-même, comme s’il s’agissait d’occuper le moins de place possible, de passer inaperçu. Et de fait, ce gros homme, dans sa banalité, est le symbole du quidam, de l’homme, tout simplement. Par sa nudité, sont gommées toutes les différences, tous les nivellements. La question est de fait la même pour tous quels que soient la race, la société, le niveau de richesse ou de pauvreté, quel que soit l’être humain, il se pose les mêmes questions. L’art, par sa force d’expression, n’y répond pas nécessairement. Seulement, il nous donne la certitude que nous ne sommes pas seuls dans cette inéluctable quête même s’il confirme bien la solitude de l’Homme face à son propre destin!