Un jour… Un chef-d’œuvre (220)

Entartete Kunst, littéralement un « art qui s’éloigne de son espèce »…

 

Marc Chagall (1887-1985), La Maison bleue, 1920.

Igor Stravinsky (1882-1971), Symphonie d’instruments à vent, 1920,  interprétée par des membres de l’Orchestre Symphonique Nouvelle-Zélande.

Musique dégénérée est la traduction de l’allemand : entartete Musik, littéralement une « musique qui s’éloigne de son espèce ». Le terme « entartet« , issu de la biologie, fut appliqué au domaine musical par le régime nazi pour désigner certaines formes de musiques considérées comme nuisibles ou décadentes, notamment la musique moderne, le jazz et la musique écrite par des compositeurs juifs ou communistes. La préoccupation du régime nazi pour la « musique dégénérée » faisait partie d’une campagne plus grande contre l’art dégénéré (« entartete Kunst »). Dans les deux cas, le gouvernement a tenté d’isoler, de discréditer, de décourager ou d’interdire les œuvres. Leurs idées ont produit des décennies d’écrits antisémites sur la musique. Igor Stravinsky, comme Marc Chagall faisaient partie de ces artistes « dégénérés ».

La maison bleue est une pièce essentielle dans l’œuvre de Chagall et son histoire, qui l’a conduite dans les formidables collections du Musées des Beaux-Arts de Liège, La Boverie, témoigne d’un aspect bien sombre de la perception et de la politique artistique du 20ème siècle.

Elle fait partie de cet horrible concept énoncé par les nazis l’Art dégénéré. Comme de nombreuses œuvres d’artistes juifs et d’avant-gardistes, toutes disciplines confondues, La Maison bleue de Chagall a fait les frais de l’intolérable obsession des nazis à déterminer la pureté de la race et à procéder à une élimination hygiéniste et raciale des œuvres « dégénérées » qui trônaient dans les musées d’Allemagne.

Si la propagande dénonçait cet art indigne et inférieur, les spécialistes de l’art en Allemagne nazie savaient pourtant la valeur des œuvres et le profit qu’ils pourraient en retirer pour le financement de la guerre. Ils firent donc une large sélection des œuvres qui ne répondaient pas à leurs critères et en détruisirent une bonne partie d’abord. Ils décidèrent ensuite d’organiser une grande vente des « meilleures œuvres dégénérées »… on n’est pas à un paradoxe près…!

La vente eut lieu à Lucerne, en Suisse, le 30 juin 1939. Moralement, elle fut vite controversée étant donné qu’y participer était, pour les responsables politiques et culturels des différents pays, une manière de cautionner l’horrible marché et contribuer aux moyens financiers allemands qui aideraient Hitler à mener sa guerre contre le monde entier. Dilemme terrible. Sauver les œuvres ou risquer leur disparition définitive. Le parti pris des autorités liégeoises fut, on le sait, de participer à la vente.

Ils parvinrent à acquérir neuf tableaux majeurs, aujourd’hui reconnus comme patrimoine de l’Humanité. Si la vente des tableaux à Lucerne fut un énorme succès, c’est aussi, comme le suggère Dominique Dauby, dans avant-propos au catalogue de l’exposition de la Cité-Miroir à Liège qui s’est tenue en 2014 et 2015, le signe d’une reconnaissance ultime pour ces artistes conspués par le régime nazi et, finalement, un véritable acte résistance face à la folie iconoclaste des tyrannies et des dictatures. Les œuvres de Chagall, Picasso, Ensor, Kokoschka, Corinth, Gauguin et bien d’autres en deviennent les symboles. Il nous faut donc, loin des polémiques, remercier les autorités locales qui ont pu sauver ces œuvres en investissant des sommes importantes et en les mettant à la disposition de chacun dans les musées… un bel exemple d’une politique culturelle efficace !

Au-delà de cet aspect purement sanitaire et politique, La Maison bleue de Marc Chagall témoigne d’un grand moment pictural de l’Histoire de l’Art. J’emprunte ici l’excellente notice rédigée par Françoise Dumont et Nicolas Swyns au catalogue de l’exposition citée ci-dessus.

« Après une dispute avec Malevitch et Lissitzky et sa démission de l’Académie des Beaux-Arts de Vitebsk, Chagall quitte pour toujours sa ville natale et s’exile à Berlin puis à Paris. Comme un adieu pictural poignant, la ville est représentée dominant les eaux de la Dvina de ses flèches bulbeuses sous un ciel hivernal. La construction de rondins à l’avant-plan, d’un bleu profond, semble instable, à peine soutenue par un mur de briques prêt à s’écrouler. Cette petite maison (datcha ou isba) évoque sans doute, dans le vocabulaire symbolique particulièrement riche de l’artiste, les petites habitations que sa mère louaient régulièrement pour subvenir au besoin de sa famille.

Chagall a retenu les leçons du cubisme : les champs stylisés, les maisons et le chalet sont autant d’éléments témoignant de cette influence sur l’artiste qui a désormais développé un style bien personnel.

La composition est sereine, truffée de détails pittoresques, tel le personnage discret dans l’embrasure de la porte, ou encore le cochon à l’avant-plan. Les couleurs franches et irréelles de l’artiste procurent un caractère onirique à ce paysage et dégage une impression de calme et d’harmonie. Elle s’oppose en cela à La Maison grise en 1917 (Musée Thyssen-Bornemisza à Madrid, NdA), traduisant une forte tension intérieure. La représentation semble tourmentée, particulièrement par le dynamisme d’un ciel mouvementé, une palissage aveugle occupant presque toute la composition et par une palette terne et sombre, presque inquiétante.

Toute sa vie, Chagall reste fidèle à sa ville natale, prêtant son cadre à bon nombre de ses peintures, telles Le Mort en 1908, Au-dessus de Vitebsk en 1914, ou encore La Pendule à l’aile bleue, en 1949, dont les toits aménagés rappelle étrangement ceux des petites maisons russes des premières toiles. La Maison bleue reste néanmoins considérée comme l’un de ses principaux chefs-d’œuvre ».

Ajoutons quelques éléments supplémentaire significatifs, je crois : L’œuvre est construite en plans et en deux parties. Au premier plan, à droite de la toile, une est accrochée à colline. Par sa profonde couleur qui nous la rend accueillante et sa position qui surplombe la campagne, elle capte le regard immédiatement avant de le conduire vers le fond du paysage.
Un autre personnage se trouve sur le chemin tout près de la rivière. Il semble nous faire signe. il pourrait y en avoir un troisième derrière la fenêtre de la maison bleue. On croit en effet distinguer une tête blonde…

Selon certains historiens de l’art, le tableau porte aussi un propos plus humaniste et politique. Deux mondes, le riche et le pauvre, celui qui est fermé sur lui-même (le riche) et celui qui, au contraire s’ouvre sur le paysage, celui de la pauvre maison. La dualité entre l’isolé et le regroupé, entre la campagne et la ville, complètent ce sentiment de séparation dont la rivière constitue la frontière. En 1920, quand il peint cette toile, Marc Chagall est en pleine possession de ses moyens et a assimilé le cubisme, comme indiqué dans la notice ci-dessus, mais parvient aussi à une déstructuralisation et à un certain fauvisme dans le génial usage des couleurs.

JMO