Soyons curieux !

J’ai été frappé, en lisant, ces dernières semaines, le magnifique ouvrage de Michel Pastoureau et Dominique Simonet, Les Couleurs expliquées (en images)*, par le constat final qu’il dresse concernant la perception et la compréhension des couleurs que nous avons aujourd’hui. Après avoir dressé un panorama des symboliques, de l’histoire des pigments et des couleurs et de leur histoire, il en arrive à une conclusion très intéressante en mentionnant que les tests d’optiques les plus modernes ont démontré que l’œil humain pouvait distinguer entre 180 et 200 de couleurs, de demi-couleurs, de nuances et de nuances de nuances, ce qui est certes remarquable, mais qui démontre également, à ses yeux, l’inutilité des publicités pour les ordinateurs ou les télévisions qui vantent les millions ou même parfois les milliards de couleurs qu’ils proposent.

Pastoureau

À mon humble avis, il en va de même pour la musique. Le son est muni de facteurs extrêmement complexes entre sa hauteur, sa durée, son intensité et son timbre auxquels il faudrait ajouter l’attaque, la manière dont il est soutenu (ou pas), …. Cette dimension qu’on nomme le timbre consiste à désigner ce qui fait que lorsqu’un violoniste fait un do et qu’un pianiste fait exactement le même do, nous reconnaissons immédiatement nos deux instruments. Le timbre serait donc un peu la couleur de la musique (avec, bien sûr, d’autres paramètres, comme l’harmonie, par exemple). La notion de timbre est extrêmement complexe et l’oreille humaine possède, elle aussi, ses limites. Je constate tous les jours que la perception et la reconnaissance d’un instrument ou de mélanges d’instruments par un mélomane et même parfois par un musicien pose rapidement des problèmes d’identification… donc de compréhension de la rhétorique d’une œuvre et, en conséquence, de sa signification. Bien conscient que le sens d’une œuvre musicale, comme picturale ne se résume pas au timbre ou à la couleur, le problème s’étend de lui-même à une dimension bien plus large et générale de la perception du monde dans sa globalité.

Johannes Vermeer de Delft, Jeune femme jouant du virginal, vers 1670-72.

Mais ce qui m’interpelle le plus dans le livre de Michel Pastoureau, c’est l’une de ses conclusions que je me permets de citer en toutes lettres *. À la question de savoir si nous sommes plus sensibles aux couleurs qu’autrefois, il répond :

« Nous le sommes moins. La couleur est désormais accessible à tous, elle s’est banalisée. Les enfants des générations précédentes s’émerveillaient quand ils recevaient à Noël un crayon rouge et un crayon bleu. Ceux d’aujourd’hui, qui ont des boites de 50 feutres à 1 euro, sont moins curieux et moins créatifs à l’égard des couleurs. Les jeunes peintres ont également tendance à prendre la couleur telle qu’elle sort du tube, sans la travailler. Et puis, on fait dire n’importe quoi aux couleurs. Lisez les textes qui leur sont consacrés dans les manuels pour graphistes et publicitaires : on mélange tout, les époques, les continents, les sociétés… Pis encore : on utilise dans des tests de préférence qui prétendent dresser notre profil psychologique – si vous choisissez le rouge, vous voilà catalogué de dynamique ! C’est d’une naïveté affligeante. »

Je crois que, dans une large mesure, le constat n’est pas différent en musique même si son propos demande à être un peu nuancé. Car il me semble que tout dépend, une fois encore, de l’instruction et de l’importance culturelle dont, dans notre éducation, nous avons bénéficié et qui nous permet une attitude exploratrice du monde… ou pas ! Cela pose une question fondamentale sur le fonctionnement de nos sociétés. Sommes-nous en train de perdre le sens des œuvres d’art ? Et ne compensons-nous pas cette perte par de douteuses et illusoires alternatives? Notre monde est-il basé uniquement sur un instinct qui ferait croire que nous comprenons les couleurs en dehors de tout référent culturel et historique et qu’il en serait de même de la musique ? À quoi bon alors étudier l’Histoire de l’art, celle de la musique, l’organologie et même l’harmonie, le contrepoint et l’écriture, la philosophie, les sciences humaines… ? Car si un ordinateur peut donner des millions de couleurs ou de sons, il peut aussi donner une infinité d’informations. Tout le savoir du monde en un clic peut nuire au savoir du monde ! Le trop facile nuit au créatif, c’est ce que dit Pastoureau.

Je suis peut-être réactionnaire, mais je crois que rien ne vaut l’expérience sensorielle, celle qui met à l’épreuve, celle qui nous fait essayer, recommencer, étudier et nous documenter, non pas pour seulement savoir, je déteste l’érudition pure et stérile, mais pour apprendre à sentir en adéquation avec l’objet de notre travail. Et le mot travail n’est pas péjoratif car il est un parcours initiatique qui nous révèle l’œuvre, certes, mais nous fait surtout mieux nous connaître nous-mêmes. Or, quand tout est à disposition tout le temps, cela génère inévitablement, pour beaucoup, une certaine paresse de l’esprit et l’on perd la curiosité qui nous force à agir. Certes, c’est commode quand il n’y a plus besoin de chercher ! Mais cela nous dispense-t-il vraiment de chercher ? Le constat est clair ! Sur les réseaux sociaux et ailleurs, beaucoup savent tout sur tout ! Qui, alors, quand c’est si simple de penser tout savoir, fait encore la démarche humble de mesurer son ignorance et de remettre le travail toujours et toujours sur le métier ? Qui, encore, comprend que création et perception ne rime pas, nécessairement, avec ce que nous voulons qu’elle soit ? Qui accepte, encore, l’expression est à la mode, de sortir de sa zone de confort pour, sans concession, chercher et mettre en adéquation en soi l’expérience du monde tangible, éprouvé et documenté avec ce que nous sommes ?

Une fois encore, c’est la culture qui est en jeu et en péril. Qu’on soit créateur ou récepteur (on peut aussi être les deux !), on ne vient pas de rien ! On a toujours en amont de nous même ce qui nous a façonné, ce qui a fait que nous sommes ce que nous sommes. Nous n’en sommes certes pas responsables, mais là n’est pas l’important ! Ce qui compte, c’est de le savoir et d’en mesurer l’importance et c’est surtout de redécouvrir, dans notre humilité humaine, que la vie est un parcours initiatique qui ne se limite pas à subir passivement le monde, mais à le vivre en étant curieux de tout ! C’est comme cela qu’on pourra peut-être le recréer !

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* PASTOUREAU, Michel et SIMONET, Dominique, Les Couleurs expliquées en images, éd. Seuil, Paris, 2015, p. 160.