Un jour… Un chef-d’œuvre (208)

Paix ne signifie pas absence de force ou de polarité.

Raimon Panikkar (1918-2010)

Enluminure des Cantigas de Santa Maria d’Alphonse X dit Le Sage (13ème siècle), détail.

Le manuscrit des Cantigas de Santa María est un des plus importants recueils de chansons monodiques de la littérature médiévale en Occident. Rédigé pendant le règne du roi de Castille Alphonse X dit Le Sage (1221-1284), il comporte 40 miniatures qui représentent une documentation iconographique essentielle pour la connaissance de la musique médiévale.

Marcabru (1128-1150), Planctus: Pax! In nomine Domini (instrumental), interprété par Hesperion XXI dirigé par Jordi Savall (qui joue également le rebec dans cet enregistrement).

Marcabru ou Marcabrun, était un écrivain et troubadour. C’est le pseudonyme qu’il s’est volontairement choisi. Selon Barbara Spaggiari qui a consacré un livre entier à cette thèse, ce nom a une origine germanique et signifierait « clair sur le magnifique cristal ». Selon François Zufferey, qui pointe dans la thèse de B. Spaggiari des impossibilités linguistiques, le surnom signifierait mâle caprin, donc bouc, surnom en accord avec sa position artistique, combattant le fin amor. Il était également connu sous le sobriquet de Pan-perdut (« Pain perdu »).

La paix est participation à l’harmonie du rythme et de l’Être.

Paix ne signifie pas absence de force ou de polarité. La paix ne fait pas violence au rythme de la réalité. La non-violence ne signifie toutefois pas une attitude passive de permissivité, absence de résistance ou manque de force ou même de pouvoir, mais plutôt respect, non-violation de la personne et, plus encore, de la dignité intime de chaque être. La paix n’implique pas l’homogénéisation de tout, mais signifie plutôt participer et contribuer au rythme constitutif de la réalité. L’homme n’est pas seulement un être social; il est aussi un être cosmique – et même cosmothéandrique¹. Nous sommes aussi responsables de l’harmonie de l’univers; nous l’améliorons et le transformons en coopérant avec lui. Cette coopération, cette synergie, est à la fois active et passive, ce qui veut dire que nous participons de façon soit active soit passive à l’aventure de l’être de même que dans la danse le mouvement se crée en suivant la musique. Cette aventure n’est pas un chemin linéaire vers un point oméga final, ni une régression vers un point alpha indiscriminé et initial. La paix n’est pas eschatologique², elle n’est pas non plus l’état mental de qui a « découvert » la vanité de toutes choses « transitoires ». Le sens de notre vie n’est pas à rechercher seulement dans sa fin et la justification de nos actions dans leur succès final; d’autre part nous ne pouvons nous contenter de satisfactions momentanées. Heureux ceux qui trouvent le but sur le chemin. La « finalité » de la vie se trouve dans le cheminement. L’aventure de l’être n’est ni une évolution vers l’avenir, ni une involution vers le passé. La paix, comme l’être, n’est ni statique, ni dynamique, et l’être ne se meut pas dialectiquement entre ces deux états de façon plus ou moins latente? L’être est rythmique et le rythme est l’intégration a-dualiste du mouvement et de la quiétude, de la tension vers le but et de la possibilité d’en jouir quand il y a encore des pèlerins en chemin. Le but est la fin du pèlerinage, où qu’elle se trouve – même aujourd’hui. Le rythme est la nature plus profonde de la réalité, le devenir même de l’être, qui est tel précisément parce qu’il vient à être.

D’une philosophie de la paix ainsi conçue jaillit une critique profonde et constructive de la situation de malaise qui se manifeste dans les champs religieux, écologique, économique, psychologique et politique.

Notre culture technocratique, ayant à travers le culte de l’accélération, transgressé les rythmes naturels de la nature et de l’esprit, a produit une société qui, en plus de ne pas avoir la paix, en rend difficile et urgente la réalisation de nos jours. Cela ne veut pas dire que les temps passés n’aient pas eu leurs problèmes dont nous pouvons aussi tirer des leçons. Paix ne signifie pas le maintien d’un statu quo qui s’est révélé injuste. Je ne propose pas la guerre contre le statu quo, mais l’émancipation du statu quo et sa transformation en un fluxu quo, un mouvement vers une harmonie cosmique toujours nouvelle et jamais parfaite. Trop souvent, les discours sur la paix tendent à devenir des songes idylliques d’un paradis idéal, oubliant que l’essence de l’Éden consiste en ce qu’il a été perdu et que le destin de l’homme consiste à surmonter, et non à nier, les limites temporelles dans lesquelles nous courons tous le risque de suffoquer.

Raimon Panikkar³ (1918-2010), Paix et interculturalité, texte intégré au livre-CD Pro Pacem de l’Ensemble Hespèrion XXI dirigé par Jordi Savall, Bellarerra, Alia Vox, 2012, pp. 86-87.

Enluminure des Cantigas de Santa Maria d’Alphonse X dit Le Sage (13ème siècle)

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¹ Selon Raimon Panikkar, l’intuition cosmothéandrique est l’intuition intégrée du tout, du «tissu sans jointures de l’entière réalité… la connaissance indivisée de la totalité» (La Réaltà Cosmoteandrica).

² L’eschatologie (du grec ἔσχατος / eschatos, « dernier », et λόγος / lógos, « parole », « étude ») est le discours sur la fin du monde ou la fin des temps. Elle relève de la théologie et de la philosophie en lien avec les derniers temps, les derniers événements de l’histoire du monde ou l’ultime destinée du genre humain, couramment appelée la « fin du monde ». 

³ Raimon Panikkar Alemany, né le 2 novembre 1918 à Barcelone d’une mère catalane et catholique et d’un père hindou et mort le 26 août 2010 à Tavertet, près de Barcelone, est un écrivain catalan, docteur en philosophie, en chimie et en théologie. Il est aussi reconnu comme un spécialiste du bouddhisme.