Un jour… Un chef-d’oeuvre! (25)

Où il est question des rapports subtils et esthétiques entre Antoine Watteau, Frédéric II de Prusse et Jean-Sébastien Bach qui, pour une fois et pour Berlin, se prête à une écriture galante… sans renier sa propre marque de fabrique!

25a. L'Embarquement pour Cythere, by Antoine Watteau

Jean Antoine Watteau (1684-1721), Pèlerinage à l’île de Cythère, 1717.

Pour Auguste Rodin, Watteau a réalisé une représentation des trois étapes successives de la séduction, exprimées selon les principes de la simultanéité médiévale, grâce aux trois couples du premier plan. Le tableau pourrait alors se lire ainsi, de droite à gauche :

  1. Le compliment galant : au pied de la statue de Vénus, une jeune femme élégante, assise, écoute les paroles chuchotées par son admirateur agenouillé. Elle hésite tandis qu’un amour assis sur son carquois la tire par la jupe pour l’encourager.
  2. L’invitation : la femme accepte la main que lui tend son cavalier pour l’aider à se lever, elle a été convaincue.
  3. L’enlacement : les amants descendent sur la grève tout à fait d’accord (le couple est accompagné d’un petit chien, on l’a parfois interprété comme un symbole érotique ou un symbole de fidélité)

Rodin donne du tableau la description suivante :

« Ce qu’on aperçoit d’abord (…) est un groupe composé d’une jeune femme et de son adorateur. L’homme est revêtu d’une pèlerine d’amour sur laquelle est brodé un cœur percé, gracieux insigne du voyage qu’il voudrait entreprendre. (…) elle lui oppose une indifférence peut-être feinte (…) le bâton du pèlerin et le bréviaire d’amour gisent encore à terre. À gauche du groupe dont je viens de parler est un autre couple. L’amante accepte la main qu’on lui tend pour l’aider à se lever. (…) Plus loin, troisième scène. L’homme prend sa maîtresse par la taille pour l’entraîner. (…) Maintenant les amants descendent sur la grève, et, (…) ils se poussent en riant vers la barque ; les hommes n’ont même plus besoin d’user de prières : ce sont les femmes qui s’accrochent à eux. Enfin les pèlerins font monter leurs amies dans la nacelle qui balance sur l’eau sa chimère dorée, ses festons de fleurs et ses rouges écharpes de soie. Les nautoniers appuyés sur leurs rames sont prêts à s’en servir. Et, déjà portés par la brise, de petits Amours voltigeant guident les voyageurs vers l’île d’azur qui émerge à l’horizon. » Wikipédia

Johann Sebastian Bach (1685-1750), Offrande musicale (B dédiée à Frédéric II de Prusse, Sonate en trio pour flûte, violon et basse continue, premier mouvement, interprété par Wilbert Hazelzet (Flûte), Reinhard Goebel (Violon), (Charles Medlam Viole de gambe) et Henk Bouman (clavecin).

« Mais parlons de ce chef-d’oeuvre des chefs-d’oeuvre français, de cette toile qui a sa place marquée avant cinquante ans sur l’un des murs du salon carré: L’embarquement pour Cythère.

Voyez tout ce terrain à peine recouvert d’une huile transparente et mordorée, tout ce terrain gâché d’un barbotage rapide, effleuré d’un frottis léger. Voyez ce vert des arbres transpercés de tons roux, pénétré de l’air ventilant, de la lumière aqueuse de l’automne. Voyez sur le délicat aquarellage  d’huile grasse, sur le lisse général de la toile, le relief de cette panetière, de ce capuchon voyez la pleine pâte des petites figures avec leur regard dans le contour noyé d’un œil, avec leur sourire dans le contour noyé d’une bouche. La belle et coulante fluidité de pinceau sur ces décolletages et ces morceaux de nu semant leur rose voluptueux dans l’ombre du bois! Les jolis entrecroisements de pinceau pour faire rondir une nuque! Les beaux plis ondulants aux cassures molles, pareils à ceux que l’ébauchoir fait dans la glaise! Et l’esprit des galantises de touche que met aux fanfioles, aux chignons, aux bouts de doigts, à tout ce qu’attaque le pinceau de Watteau! Et l’harmonie de ces lointains ensoleillés, de ces montagnes à la neige rose, de ces eaux reflétées de verdures; et encore ces rayons de soleil courant sur les robes roses, les robes jaunes, les jupes zinzolin, les camails bleus, les vestes gorge-de-pigeon, les petits chiens blancs aux taches de feu! Car nul peintre n’a rendu comme Watteau la transfiguration des choses joliment colorées sous un rayon de soleil, leur doux pâlissement, l’espèce d’épanouissement diffus de leur éclat dans la pleine lumière. Arrêtez un moment votre regard sur cette bande de pèlerins et de pèlerines se pressant sous le soleil couchant, près de la galère d’amour prête à appareiller: c’est la gaieté des plus adorables couleurs de la terre surprises dans un rayon de soleil, et toute cette soie nuée et tendre dans le fluide rayonnant vous fait involontairement vous ressouvenir de ces brillants insectes qu’on retrouve morts, avec leurs couleurs encore vivantes, dans la lumière d’or d’un morceau d’ambre.

Ce tableau, L’embarquement pour Cythère, est la merveille des merveilles du maître. Cependant, tout Watteau n’est pas là. Il est un Watteau inconnu en France, avec lequel il est bon que les amis de Watteau fassent connaissance. Le peintre des fonds moirés d’une chaude écaille, des ciels embrasés par l’orage, des arbres frottés de terre de Sienne brûlée, des carnations semblables à cette main du Faux pas, qui semble refléter du feu sur la jupe de la femme qu’elle attouche, ce peintre bitumeux a exécuté les tableaux les plus clairs, les plus délicieusement froids qu’il soit possible d’imaginer. Tout le monde connait la peinture de Pater, son harmonie gris perle et ses cantonnades aux petites taches bleues, cendre verte, jaune souffre. Cela semble l’originalité du petit maître. Le musée de Dresde vous détrompe, vous apprend que toute cette gamme clairette, tout ce cliquetis de tons frigidement papillotants, descendent de la palette qui a peint les deux tableaux figurant dans le musée allemand. Watteau n’a pas même laissé à son meilleur élève la propriété de deux ou trois taches de peinture.»

Les frères Edmond et Jules de Goncourt, Le Pèlerinage à l’île de Cythère de Watteau, dans Les plus beaux textes de l’Histoire de l’Art choisis et commentés par Pierre Sterckx, Paris, Éditions Beaux-Arts, 2009, pp.118-120.

25b. Antoine Watteau, Embarquement pour Cythère, 1718 Frederic II

En 1718, Watteau en fit lui-même une réplique sensiblement différente, intitulée Embarquement pour Cythère, ayant appartenu à Frédéric II de Prusse à Sans-Souci et exposée aujourd’hui au Château de Charlottenburg à Berlin.