On est la musique tant que la musique dure.
Thomas Stearns Eliot (1888-1965)
Alexandre Deïneka (1899-1969), Mère et Enfant, 1932.
Dmitri Chostakovitch (1906-1975), Prélude et Fugue pour piano en fa mineur Op. 87 n°23, interprété par Sviatoslav Richter.
Quatrième élégie
Nos souvenirs connaissent trois périodes.
Dans la première, tout est comme hier,
l’âme se plaît sous leurs voûtes bénies,
le corps se plaît dans leur ombre propice
le rire vit encore, les larmes coulent,
la tache d’encre est encore sur la table –
et ce baiser comme un sceau sur le cœur,
unique inoubliable, baiser d’adieu…
Mais cette période n’est pas très longue.
Au lieu de voûtes bénies, une maison
solitaire dans un lointain faubourg,
où il fait froid l’hiver et chaud l’été,
où la poussière et l’araignée s’étalent,
où les lettres brûlantes en cendres tombent
et les portraits s’altèrent en cachette.
On y va comme on va sur les tombes,
en rentrant on se lave les mains,
en essuyant une larme fugace
des yeux lassés, avec un lourd soupir…
Mais l’horloge tictaque, les printemps
se suivent sans répit, le ciel rosit ;
le nom des villes eux-mêmes changent, et
s’en vont les témoins des événements.
Qui va pleurer, qui va se souvenir
et lentement nous abandonnent les ombres
que nous n’appelons plus, dont le retour
nous aurait même été effrayant.
Soudain éveillés, nous constatons que nous avons oublié jusqu’au chemin
de cette maison. Étouffant de honte,
nous y courons, mais (comme dans tous les rêves)
tout a changé : êtres, choses, murs –
Nous sommes étrangers. On nous ignore ;
Ailleurs, nous sommes ailleurs… seigneur Dieu !
Puis vient le plus terrible : nous voyons
que nous ne pourrions mettre ce passé
dans notre vie présente, et qu’il est
devenu aussi étranger pour nous
que pour notre voisin de palier ; que
nous ne saurions reconnaître nos morts
et que ceux dont le sort nous sépara
s’en accommodent parfaitement. Et même
que tout est pour le mieux…
Anna Akhmatova (1889-1966), Quatrième Élégie, 1953.
Anna Akhmatova, L’icône de la souffrance russe dans Esprits Nomades (Lire l’article complet)
Anna Akhmatova est le nom de plume d’Anna Andreïevna Gorenko, une des plus importantes poétesses russes du 20ème siècle. Égérie du mouvement poétique des acméistes, surnommée la « reine de la Neva » ou « l’Âme de l’ Âge d’Argent », Anna Akhmatova demeure aujourd’hui encore l’une des plus grandes figures de la littérature russe.
L’œuvre d’Akhmatova se compose aussi bien de petits poèmes lyriques, genre qu’elle contribue à renouveler, que de grandes compositions poétiques, comme Requiem, son sombre chef-d’œuvre sur la terreur stalinienne. Les thèmes récurrents de son œuvre sont le temps qui passe, les souvenirs, le destin de la femme créatrice et les difficultés pour vivre et pour écrire dans l’ombre du stalinisme.
Kouzma Petrov-Vodkine (1878-1939), Portrait d’Anna Akhmatova (1922).