Les voyages forment la jeunesse…

Qui, si ce ne sont Ulysse et Mozart, ont autant voyagé ? Parcourant les villes d’Allemagne, de France, d’Angleterre, de Hollande, d’Italie… et même de ce qui deviendra plus tard la Belgique, Liège, Louvain et Bruxelles, d’abord, sur le chemin de Paris, Gand et Anvers ensuite au retour de Londres. Ces gigantesques périples dans l’Europe des Lumières prenaient certes du temps, on estime que chaque étape de 25 km prenait entre quatre et cinq heures. Il n’empêche, c’était une formidable opportunité pour ceux qui en avaient les moyens. Échanges et connaissance rare pour l’époque des différentes manières de concevoir le monde… et, dans le cas de notre compositeur, apprentissage du monde, des arts européens et des nombreux styles musicaux dont il sera lui-même une éclatante synthèse.

Le Thé à l’anglaise dans le salon des quatre glaces au Temple, avec toute la cour du prince de Conti, écoutant le jeune Mozart, 1766, huile sur toile.

Parmi beaucoup d’autres chefs-d’œuvre, je voulais évoquer le rare et magnifique Quatuor avec piano en sol mineur K.478 (1785) qui mérite plus qu’une écoute distraite. La formule fut peu utilisée. Johann Christian Bach, le Bach de Londres qui avait initié Mozart à la forme de la sonate avait écrit un Quatuor à clavier en sol majeur précisément publié en 1785. Or on sait que Mozart suivait de près les nouvelles œuvres de son ancien maître. Il semble bien également que quelques réminiscences des Quatuors avec clavecin (avec 2 violons et un violoncelle, sans alto, donc) de Johann Schobert (1764 ?) se présentent dans la composition. Installé à Paris en 1760 ou 1761, Schobert fut au service du Prince de Conti où Mozart se produisit enfant. Dans le style galant, il écrivit nombre d’œuvres qui l’influenceront beaucoup dans son jeune âge. Cependant, c’est bien Mozart qui donna ses lettres de noblesse au quatuor à clavier et lui offrit d’emblée une puissance formidable. Beethoven, vers 1785 également, il a quinze ans seulement, composera également, sans doute sans avoir connaissance des œuvres de Mozart, ses trois quatuors à clavier WoO 36/1 à 3. Suivront les superbes œuvres de C.M. von Weber, F. Mendelssohn, R. Schumann, J. Brahms, G. Fauré, C. Saint-Saëns, G. Mahler et d’innombrables autres compositions, y compris une superbe pièce, hélas inachevée, de G. Lekeu.

Paul Travis (1891-1975), Piano Quartet, 1951

Paul Travis (1891-1975), Piano Quartet, 1951

Un violon, un alto, un violoncelle et un piano. La formation a de quoi séduire : un trio à cordes qui s’apparente aux registres d’un orchestre en réduction, un piano qui peut jouer le rôle d’un soliste comme dans un concerto ou celui d’un partenaire comme dans la musique de chambre. Forme hybride donc, le quatuor avec piano permet les qualités concertantes et l’intimité des petites formations. Mozart ne s’y est pas trompé et la musique qu’il écrit n’a rien de comparable avec celle de ses quatuors à cordes ou de ses quintettes. Le langage y est profondément original.

67. Johann Christian Bach, le Bach de Londres

Johann Christian Bach par Thomas Gainsborough, 1776.

Il faut dire que Mozart vit désormais à Vienne et qu’en octobre 1785, il travaille à son opéra les Noces de Figaro dont Joseph II avait accepté le livret pour le Burgtheater de Vienne où il recevra un accueil mitigé avant de triompher à Prague. On sentira d’ailleurs à de nombreux moments dans les deux quatuors qui adoptent cette formule (K. 478 en sol mineur et K.493 en mi bémol majeur), la trace des dialogues de l’œuvre lyrique et l’introspection qui émane de l’exploitation d’un sujet d’opéra aussi typique des « Lumières » et de la remise en cause des modèles de la société. Toujours est-il qu’ils constituent manifestement les premières pièces d’une commande non aboutie d’un ensemble d’ouvrages par Hoffmeister (qui aura droit aussi à un quatuor à cordes en 1786), un frère maçon.

Le Quatuor revendique la tonalité de sol mineur… seulement pour son premier mouvement ! On a toujours associé cette tonalité sombre aux œuvres tragiques de Mozart. Pourtant, sur toute la production du compositeur, seules quatre pièces l’adoptent (les Symphonies n°25 et n°40, le sublime Quintette K. 516 et notre Quatuor avec piano).

Mozart

Et si nous sommes pris d’emblée à la gorge par le début de l’œuvre, puissamment dramatique, c’est sans doute parce qu’il aurait tout aussi bien pu être composé par le jeune Beethoven. Le trait du piano qui le suit directement est nettement plus souple et adouci. Il semble se remémorer d’autres œuvres graves. Pourtant, tout au long du mouvement, Mozart va véritablement hanter sa musique de ce motif puissant désormais décliné sous toutes ses formes. Lorsqu’un étrange second thème survient, il déstabilise une rythmique bien ancrée et déploie d’étranges sortilèges où une douce mélancolie nous envahit. En cause, ces décalages typiques de l’esthétique « Sturm und Drang » qui semblent ignorer les barres de mesure. Poétique à souhait, il tranche considérablement avec la véhémence du premier. Opposition des contraires… comme deux personnages d’opéra… ou comme une étrange prémonition de la toute romantique dualité humaine. La conclusion de cet énoncé se fait de manière presque euphorique malgré deux « mises en garde » dissonantes du premier violon.

Le développement débute sombrement, puis, sous l’influence d’une nouvelle idée, se déploie en un contrepoint imitatif qui témoigne de la connaissance de Bach et des écoles polyphoniques. Mozart connaissait « son Clavier bien tempéré » depuis que le baron Gottfried Van Swieten le lui avait fait découvrir. Et, souvenons-nous en, le jeune Wolfgang Amadeus avait étudié le contrepoint en Italie avec le Padre Martini dans son enfance. Superbe dialogue d’une mélodie tout droit tirée d’un opéra imaginaire… mais qui ne peut empêcher le retour du thème dramatique… un peu comme un destin inéluctable. Si le piano occupe un rôle évident de soliste, les cordes ne sont pas réduites à un accompagnement insipide, au contraire. D’ailleurs, au moment ou la réexposition survient, elles contribuent à accentuer une tension dramatique intense. Enfin une grande coda vient affirmer encore plus fort notre premier thème, décidément expression du destin mozartien. La tonalité de sol mineur a encore frappé.

Le contraste est inouï lorsque débute le deuxième mouvement, Andante, qui se convertit à une tonalité moins sombre, celle de si bémol majeur. Moment de formidable poésie et de douceur, cette « descente en soi-même » s’apparente aux mouvements lents des concertos pour piano. Le ton de la confidence et de rêverie va faire l’objet d’initiateur et, sous une forme binaire très simple, moment d’éternité qui va finalement servir de passerelle vers le final.

Celui-ci adopte la forme d’un rondo, traditionnelle alternance entre un refrain mélodique et joyeux et des épisodes (couplets) virtuoses et agités. Sol majeur… et la lumière jaillit ! Une lumière que saura aussi exploiter Beethoven dans le rondo de son Quatrième Concerto pour piano (en sol majeur aussi).

Au-delà d’une magnifique forme musicale et d’une perfection de l’écriture, Mozart synthétise véritablement l’esprit du temps. On y comprend avec évidence que cet homme au parcours audacieux et singulier puisera en lui toutes les ressources pour à nouveau accéder à la lumière. On sait qu’en ce parcours sinueux et bordé de nombreuses embûches, Mozart a pris des décisions très importantes pour sa vie et son œuvre. Quitter Salzbourg et la vie, certes modeste, mais assurée du musicien de cour pour gagner cette liberté que Leporello, quelques années plus tard, affirmera avec force au début du génial Don Giovanni :

Nuit et jour se fatiguer
pour qu’il ne sache m’en être gré ;
endurer la pluie et le vent,
manger mal et mal dormir !
Je veux faire le gentilhomme,
et je ne veux plus servir.
non, non, non, non, non, non,
je ne veux plus servir !

Liberté des mouvements du corps et de l’esprit acquise au prix fort, s’imprégner des « humeurs » de l’Europe, mais surtout cette joie d’enfin pratiquer l’une de ses passions les plus formidables, celle de l’opéra. Il n’est guère surprenant que Mozart soit devenu le héros d’un genre qu’il contribua à développer, à rendre plus vrai, plus profond, plus humain. Il est logique, finalement, que cet homme qui a pris le pouls de l’Europe de son temps ait pu si bien comprendre la base de la psychologie humaine et la transmettre dans son théâtre musical !

Tableau qui représente l’intérieur de ce que l’on croît être la loge Zur neugekrönten Hoffnung (« L’espérance nouvellement couronnée »), à Vienne. On pense que Mozart est représenté à l’extrême droite, avec un habit noir et épée, assis au côté de son ami Emanuel Schikaneder (avec un habit rouge). Peinture à l’huile, 1782. (Wikipédia)

On sait, par ailleurs, comme la franc-maçonnerie, l’un des éléments incontournables des « Lumières » sera déterminante à partir de 1784 dans l’évolution spirituelle et philosophique du compositeur. Alors, un sous-entendu aujourd’hui évident, la dernière modulation harmonique de notre final de Quatuor, qui s’oriente de manière très surprenante en mi bémol majeur, alors qu’on évolue dans la tonalité de sol majeur, fait allusion non seulement au commanditaire maçon Hoffmeister, mais aussi à ce symbole (les trois bémols de l’armure de mi bémol majeur peuvent être un symbole maçonnique) qui deviendra, un peu plus tard avec Beethoven, la tonalité de l’Héroïsme prométhéen… Mais là, c’est une autre histoire !

2018-07-09_19h00_17