Par ce jour de grand vent, m’est revenu à l’esprit le sublime tableau de Camille Corot, Souvenir de Mortefontaine (1864), un tableau qui m’avait profondément ému, il y a quelques années lorsque j’avais lu son analyse dans Le Musée imaginaire de Michel Butor (1926-2016). Le fameux auteur français présentait, dans un ouvrage paru chez Flammarion en 2015 et fraîchement réédité, un ensemble de 105 tableaux occidentaux constituant un choix personnel exprimant la quintessence de l’art pictural. Comme tous les recueils, la sélection peut surprendre, mais le voyage en vaut la chandelle. La perspicacité de l’écrivain, poète, romancier et critique d’art offre au lecteur attentif mille pistes de réflexions et d’émotions.
Souvenir de Mortefontaine est déjà sublime rien que par son titre. La toponymie de cette petite localité située dans le département de l’Oise, en région des Hauts-de-France laisse le lecteur rêveur ! Une fontaine morte, tarie… avec son lot de légendes et d’imaginaire. Il serait trop long de faire ici l’Histoire de cette commune d’à peine 850 habitants. Vous trouverez ici tout ce qu’il est important de savoir sur le lieu dont les plus beaux domaines, comme les étangs où a pu se placer Camille Corot pour peindre son tableau sont aujourd’hui inaccessibles au promeneur. Le Parc actuel de Vallière et le château sont la propriété de l’émir Al-Tajir Mahdi, un homme d’affaires milliardaire des Émirats arabes unis qui a fait fortune dans le pétrole et la diplomatie dont la résidence principale est à Dubaï. Ils sont totalement fermés au public.
Pourtant, par le passé, l’endroit était prisé des promeneurs, randonneurs et la généreuse nature inspirait les artistes. Pensez donc : Gérard de Nerval (1808-1855) y séjourna dans son enfance durant quatre ans et y revint souvent y visiter son oncle jusqu’en 1820. Camille Corot (1796-1875) fut séduit par les lieux et peignit, à plusieurs reprises, les étangs du Parc de La Vallière. Quant à Marcel Proust (1871-1922), il séjourna souvent au Château alors qu’il appartenait à l’un de ses amis, Armand de Gramont. Il faut dire que le lieu est enchanteur !
Mais, disais-je, les commentaires de Michel Butor concernant ce tableau si proche de l’impressionnisme et tellement ancré, encore, dans une forme de dernier romantisme amènent à une autre perception que celle d’une carte postale paisible et anodine. Il insiste sur la possibilité que nous a laissée le peintre d’imaginer le monde du tableau. Ainsi emploie-t-il l’expression de « Vent antérieur » pour évoquer une tempête ancienne. Car, à y regarder de près, les arbres nous semblent bien tourmentés dans leur inclinaison. Ils constituent du mouvement dans une scène qui, par ailleurs nous paraît immobile ! Quel contraste, en effet, avec le calme de l’eau qui reflète dans son intemporalité les grands arbres de la rive opposée et les jolies fleurs à portée de main suggérées par le peintre. Rien ne semble troubler le calme de cette « soirée d’automne », comme l’appelle Michel Butor. La saison pourrait être autre au regard de la densité des feuillages bien verts encore. Et les arbres penchés au vent me font penser, mutatis mutandis, à ceux que l’on peut voir dans les Polders, ces terres gagnées sur la mer, qui sont exposés aux vents du large.
Les jardins du château d’Oostkerke entre Bruges et Zeebruge
Dans Souvenir de Mortefontaine, même par temps calme, ces arbres semblent, par leur diagonale, se souvenir des tempêtes d’antan et de moments moins cléments. Justement, se souvenir… vocable qui se trouve dans le titre même de l’œuvre n’est sans doute pas anodin non plus et le lieu a sans doute vécu les orages de la vie… Si le grand arbre, à droite, à plusieurs troncs, semble avoir repris vie, le tronc de gauche, maigrelet et très peu fourni ne s’en est jamais remis. Une fontaine tarie, le souvenir des orages d’autrefois… voilà le Vent antérieur… ! Les pistes de réflexions se multiplient… d’autant que trois personnages sont groupés autour du pauvre arbre.
Manifestement et mystérieusement, une jeune femme cueille des fleurs sur cet arbre. Quelle étrange attitude quand on voit la générosité du tapis herbeux jonché de fleurs multiples. Pourquoi les prendre là, sur un arbre à moitié mort… et si haut ? Après tout, elle ne cueille peut-être pas. Notre auteur en semble convaincu, moi aussi ! Elle déposerait plutôt un bouquet, une gerbe, une couronne… ? Une cérémonie intime, déclare Butor !
Deux enfants, deux petites filles, au pied de l’arbre semblent s’affairer. L’une, toute jeune, debout, tend les bras vers le tronc, l’autre, un peu plus grande, est penchée sur ce qui pourrait être un panier à provisions pour le pique-nique… ou un berceau de poupée.
La question qui nous assaille et à laquelle on ne pourra pas donner de réponse définitive est de savoir ce qui s’est passé à cet endroit autrefois. Corot aime les allégories et un simple paysage magnifique peut nous conduire à y comprendre des enjeux bien plus puissants.
Qu’on se souvienne de sa belle représentation d’Orphée ramenant Eurydice des Enfers (1861). Pour qui connait le mythe, il est annoncé que le musicien ne réussira pas son pari. Il se retournera malgré l’interdiction des dieux et perdra sa chère épouse pour la seconde fois. Pourtant, au moment que représente le peintre, on ne suppose rien. L’instant fatal est un peu plus loin, à droite, hors du tableau. Le Styx reflète cependant les cinq ombres immobiles sur l’autre rive, comme l’étang de Mortefontaine reflète ses lourds et sombres bosquets. Les ombres attendent qu’Eurydice leur revienne. Tout est joué d’avance car l’Homme (Orphée, mi-homme, mi-dieu), ne peut pas contenir son ardent désir. Il veut voir avec les yeux alors que la leçon philosophique est de voir avec le cœur. Corot, discrètement, mais sûrement, nous offre la possibilité de déchiffrer ce tableau.
« S’il s’agit par exemple, de donner à un chant triste un accent désolé, mais humble et résigné en même temps, les sons faibles du medium de la flûte, dans les tons d’ut mineur et de ré mineur surtout, produiront certainement la nuance nécessaire. Un seul maître me paraît avoir su tirer grand parti de ce pâle coloris : c’est Christoph Willibald Gluck. En écoutant l’air pantomime en ré mineur qu’il a placé dans la Scène des Champs-Élysées d’Orphée, on voit tout de suite qu’une flûte devait seule en faire entendre le chant.[…] Ni le violon, ni l’alto, ni le violoncelle, traités en solo ou en masse, ne convenaient à l’expression de ce gémissement mille fois sublime d’une ombre souffrante et désespérée ; il fallait précisément l’instrument choisi par l’auteur. Et la mélodie de Gluck est conçue de telle sorte que la flûte se prête à tous les mouvements inquiets de cette douleur éternelle, encore empreinte de l’accent des passions de la terrestre vie. C’est d’abord une voix à peine perceptible qui semble craindre d’être entendue ; puis elle gémit doucement, s’élève à l’accent du reproche, à celui de la douleur profonde, au cri d’un cœur déchiré d’incurables blessures, et retombe peu à peu à la plainte, au gémissement, au murmure chagrin d’une âme résignée… Quel poète ! »
Hector Berlioz, Traité d’instrumentation et d’orchestration, 1844-1855.
Il en est de même avec Mortefontaine. Il n’a pas échappé à Michel Butor que des cérémonies intimes existent et qu’au détour d’une route, d’un chemin, un arbre, une pierre, une croix, sont fleuries régulièrement par des familles qui ont perdu, là, accidentellement ou non, il peut s’agir d’un suicide ou d’un meurtre, un proche, juste au bord de la route. La vision de ces monuments du souvenir sont toujours bouleversants. Mais, à moins d’habiter le coin et de savoir ce qui s’y est passé ou de faire une enquête, nous ne saurons jamais rien de l’histoire individuelle des êtres qui y ont souffert à cet endroit et qui y commémorent le souvenir.
Rappelons-nous ! L’horrible disparition des deux gamines Julie et Mélissa en 1996. L’affaire Dutroux, insoutenable, a bouleversé la Belgique… l’Europe entière même ! Pendant très longtemps, sur le pont qui enjambe l’autoroute E42 Namur-Liège à Grâce-Hollogne (localité dont je suis originaire), on a déposé des bouquets de fleurs en hommage aux pauvres victimes décédées dans d’horribles souffrances.
Dans les moments qui ont suivi les faits, tout le monde de la région se souvenait. Mais plus de vingt ans plus tard, ceux qui passent-là et qui viennent de partout en Europe, et qui ne savent pas les détails géographiques et historiques des faits, en voyant le bouquet, ne peuvent plus savoir à quoi il correspond ! En est-il moins émouvant ? Bien sûr que non ! Il en est de même pour tous les bouquets placés ça et là. Nous ne savons rien des faits, mais ils symbolisent la souffrance, la disparition et la mort. C’est alors que le souvenir individuel rejoint le souvenir collectif et que nous éprouvons une empathie pour ce qui s’est passé.
Mnémosyne, dans la Grèce antique, était la déesse de la Mémoire collective et individuelle. Ces deux mémoires nous façonnent. Nous inscrivons notre propre mémoire dans celle du monde. L’émotion d’un individu dont nous ne savons rien peut atteindre la nôtre et celle de notre voisin. L’art, une fois encore peut en être le vecteur. Rappelons-nous que Mnémosyne est la mère des neuf Muses…
Mnémosyne(?)sur une mosaïque murale du IIème siècle
Alors, dans Souvenir de Mortefontaine, Corot nous conduit à l’interrogation et la réflexion ultime. Examinons encore ! Il n’est pas utile, pour la jeune femme, de prendre des feuilles de cet arbre si haut, il aurait suffit de les cueillir de l’autre côté. Elles sont plus à portée de mains. Par contre, si elle veut suspendre un objet du souvenir, alors elle tend les bras pour le placer bien haut, bien visible au promeneur… Une dernière considération… l’absence d’homme dans le tableau ! Est-ce lui qui a disparu… un époux, un père… ? Qu’a-t-il donc bien pu se passer là? Nul ne le sait ! Pas plus que pour les bornes des bords de routes, mais ce qui est sûr, c’est que cela nous bouleverse… quel pouvoir a l’art sur celui qui veut bien le vivre !