Un jour… Un chef-d’œuvre (210)

Elle répondait à chacun, faisait les yeux en coulisse, le poing sur la hanche, effrontée comme une vraie bohémienne qu’elle était.

Prosper Mérimée (1803-1870), Carmen (1847)

Vincent Van Gogh (1853-1890), Convoi de gitans.

Georges Bizet (1838-1875), Carmen, Acte II, La Fleur que tu m’avais jetée, interprété par Jonas Kaufmann (The Royal Opera House, 2006).

J’ai entendu hier – le croiriez-vous – pour la vingtième fois le chef-d’œuvre de Bizet. De nouveau j’ai persévéré jusqu’au bout dans un doux recueillement, de nouveau je ne me suis point enfui. Cette victoire sur mon impatience me surprend. Comme une œuvre pareille vous rend parfait! À l’entendre, on de vient soi-même un « chef-d’œuvre ». – Et en vérité, chaque fois que j’ai entendu Carmen, il m’a semblé que j’étais plus philosophe, un meilleur philosophe qu’en temps ordinaires: je devenais si indulgent, si heureux, si indou, si rassis… Être assis pendant cinq heures: première étape vers la sainteté! – Puis-je dire que l’orchestration de Bizet est presque la seule que je supporte encore? Cette autre orchestration qui tient la corde aujourd’hui, celle de Wagner, à la fois brutale, factice et naïve, ce qui lui permet de parler en même temps aux trois sens de l’âme moderne, – à quel point elle m’est néfaste, cette orchestration wagnérienne. Je la compare à un siroco. Une sueur contrariante se répand sur moi. C’en est fait de mon humeur de beau temps.

Gustave Courbet (1819-1877), La Gitane mélancolique.

Cette musique de Bizet me semble parfaite. Elle approche avec une allure légère, souple, polie. Elle est aimable et ne met point en sueur. « Tout ce qui est bon est léger, tout ce qui est divin court sur des pieds délicats »: première thèse de mon Esthétique. Cette musique est méchante, raffinée, fataliste: elle demeure quand même populaire, – son raffinement est celui d’une race et non d’un individu. Elle est riche. Elle est précise. Elle construit, organise, s’achève: par là elle forme un contraste avec le polype dans la musique, avec la « mélodie infinie ». A-t-on jamais entendu sur la scène des accents plus douloureux, plus tragiques? Et comment sont-ils obtenus! Sans grimace! Sans faux-monnayage! Sans mensonge du grand style! – Enfin: cette musique suppose l’auditeur intelligent, même s’il est musicien, – et en cela aussi elle est l’antithèse de Wagner qui, quel qu’il soit quant au reste, était en tous les cas le génie le plus malappris du monde. (Wagner nous prend pour des –, il dit une chose jusqu’à ce que l’on désespère, – jusqu’à ce qu’on y croie.)

Et encore une fois: je me sens devenir meilleur lorsque ce Bizet s’adresse à moi. Et aussi meilleur musicien, meilleur auditeur. Est-il possible de mieux écouter? – J’ensevelis mes oreilles sous cette musique, j’en perçois les origines. Il me semble que j’assiste à sa naissance – je tremble devant les dangers qui accompagnent n’importe quelle hardiesse, je suis ravi des heureuses trouvailles dont Bizet est innocent. Et chose curieuse! au fond je n’y pense pas, ou bien j’ignore à quel point j’y pense. Car des pensées toutes différentes roulent à ce moment-là dans ma tête… A-t-on remarqué que la musique rend l’esprit libre. qu’elle donne des ailes à la pensée? que l’on devient d’autant plus philosophe que l’on est plus musicien? – Le ciel gris de l’abstraction semble sillonné par la foudre; la lumière devient assez intense pour saisir les « filigranes » des choses; les grands problèmes sont assez proches pour être saisis; nous embrassons le monde comme si nous étions au sommet d’une montagne. – Je viens justement de définir le pathos philosophique. – Et sans que je m’en aperçoive des réponses me viennent à l’esprit, une petite grêle de glace et de sagesse, de problèmes résolus… Où suis-je? Bizet me rend fécond. Tout ce qui a de la valeur me rend fécond. Je n’ai pas d’autre gratitude, je n’ai pas d’autre preuve de la valeur d’une chose.

Friedrich Nietzsche (1844-1900), Le Cas Wagner (1888), Traduction de Henri Albert dans le Mercure de France, cité par Vincent Vivès dans La Musique, Anthologie littéraire et philosophique, Paris, Éditions Buchet – Chastel, 2011, pp. 252-253.

Georges Bizet (1838-1875), Carmen, Acte III, Le Trio des cartes, interprété par Anna Caterina Antonacci (The Royal Opera House, 2006).

Gustave Doré (1832-1883), Gitanes dansant.