Un jour… Un chef-d’oeuvre! (36)

Le vérisme est donc une recherche de vérité, dût-elle être dure, cruelle ou vulgaire… un texte certes un peu plus long que d’habitude… mais qui permet d’y voir plus clair à propos d’un terme parfois galvaudé… et une musique qui touche au sublime, larmes à l’appui!

36. Telemaco Signorini, Mercato Vecchio a Firenze 1882-83

Telemaco Signorini (1835-1901), Mercato Vecchio a Firenze 1882-83.

Giacomo Puccini (1858-1924), Madama Butterfly, fin de l’opéra «Con onore muore», interprété par Kristine Opolais (Cio-Cio San), Roberto Alagna (Pinkerton) et l’orchestre du Metropolitan Opera de New York dirigé par Karel Mark Chichon, 2014.

BUTTERFLY
Va-t-en. Je l’ordonne.
(Suzuki quitte la pièce en larmes. Butterfly allume une
flamme devant les reliques, prend le poignard,
l’effleure de ses lèvres. Elle lit l’inscription gravée sur le
manche.)
« Celui qui ne peut survivre à l’honneur.
Meurt avec honneur. »
(Elle appuie le couteau contre sa gorge. La porte
s’ouvre et on voit le bras de Suzuki qui pousse le petit
garçon vers sa mère. Butterfly laisse tomber le
couteau, se précipite vers l’enfant, le serre dans ses
bras et l’embrasse à l’étouffer.)
Toi, toi,
Petit dieu,
Mon amour,
Fleur de lys et de rose,
Que tu ne le saches jamais, mais c’est pour toi,
Pour tes yeux purs
Que meurt Butterfly.
Afin que tu puisses
T’en aller au-delà des mers,
Sans être tourmenté,
Quand tu seras grand,
Par l’abandon de ta mère.
O toi qui es descendu vers moi depuis
Le trône du Paradis, là-haut,
Regarde bien,
De tous tes yeux, le visage de ta mère,
Afin d’en conserver l’image.
Regarde bien !
Mon amour, adieu, adieu !
Mon petit amour !
Va, joue, joue !
(Elle prend le petit, le pose sur une natte, lui met dans
les mains le petit drapeau américain et une poupée et
l’invite à s’amuser avec pendant qu’elle lui bande
doucement les yeux. Puis elle saisit le couteau et
disparaît derrière le paravent. On voit ensuite Butterfly
se pencher au dehors du paravent et se diriger à tâtons
vers le petit. Le grand voile blanc lui entoure le cou :
elle se traîne vers son fils et tombe à côté de lui.)

VOIX DE PINKERTON
Butterfly ! Butterfly ! Butterfly !
(Pinkerton et Sharpless se précipitent dans la pièce; ils
courent auprès de Butterfly qui leur montre faiblement
le petit garçon et meurt. Pinkerton s’agenouille tandis
que Sharpless emporte le petit.)

FIN

On a souvent considéré le Prologue de I Pagliacci de Ruggiero Leoncavallo (1857-1919) comme le manifeste du vérisme. Celui-ci, en faisant annoncer avant le début de l’œuvre que « … l’auteur a cherché à vous dépeindre une tranche de vie. Il a pour seule maxime que l’artiste est un homme, et que pour les hommes il doit écrire et s’inspirer de la vérité. […] Vous verrez donc aimer comme peuvent aimer les êtres humains ; vous verrez de la haine les tristes fruits ; de la douleur les spasmes, vous entendrez les hurlements de rage et les rires cyniques !… » Le vérisme est donc une recherche de vérité, dût-elle être dure, cruelle ou vulgaire.

Lorsqu’en 1874, Giovanni Verga (1840-1922) inaugure la littérature vériste (du moins c’est ainsi qu’on la nomme) avec sa Nedda (un prénom commun dans l’Italie du sud et la Sicile), il n’a sans doute pas vraiment conscience qu’il déploie un nouveau style trop souvent apparenté au naturalisme français. Il garde encore, dans cette Italie qui est marquée par la fin de la deuxième guerre d’Indépendance (1861), un lyrisme postromantique qui cherche à se combiner à un goût que les nouveaux auteurs, les Scapigliati, de la même génération que lui et dont Arrigo Boïto (l’auteur de l’opéra Mefistofele et plusieurs fois libettiste pour Verdi) fait partie, qui décrivent le monde dans des romans ou de brèves nouvelles ironiques, moqueuses remplies d’amertume et de réalisme. Ce sera en 1884 que la brève histoire des amours de Turiddu, de Santuzza et de Lola publiée en quelques pages seulement, synthétisera les caractéristiques de ce que nous nommons le vérisme sous le titre de Cavalleria rusticana.

Il faut dire que le XIXème siècle, celui du romantisme a suscité bien des réactions face à l’explosion sentimentale. Le positivisme, représenté par les français Hippolyte Taine, Ernest Renan, Émile Littré, Émile Zola et bien d’autres, cherche à tout expliquer, tout découvrir, ne rien laisser incompris. Pour eux, seule l’analyse et la connaissance de faits réels vérifiés par l’expérience peuvent expliquer les phénomènes du monde sensible. C’est d’ailleurs au cœur du XVIIIème siècle, le Siècle des Lumières, dit aussi celui de la Raison, que d’Alembert et Condorcet annoncent le positivisme en cherchant à expliquer les progrès de l’esprit humain par le développement des « sciences positives », les mathématiques, la physique, la chimie,… entraînant ainsi l’explosions des disciplines modernes. Combiner romantisme et positivisme ambiant constituait donc un défi pour les artistes dont l’œuvre exprimait les sentiments et la psychologie humains.

C’est peut-être dans cet esprit que Zola, en 1895 entama un voyage à Rome pour rencontrer Capuana et Verga qui lui semblaient assez proches de son naturalisme hexagonal. La rencontre fut, semble-t-il, étrange et la conversation difficile et lorsque l’auteur français interrogea Verga, le taciturne, sur le vérisme et sa définition, il lui répondit laconiquement : « Vérisme, vérisme… je préfère dire simplement vérité ! ». Zola en déduisit que Verga n’était pas un théoricien de son art et qu’il ne fallait pas attendre de lui d’autres propos doctrinaires. Pourtant, tout était dit !

Depuis des décennies, les artistes de tout poil avaient cherché, avec les moyens de leur temps, d’approcher la réalité des hommes au détriment des légendes des dieux. Ainsi, en matière d’opéra, par exemple, on avait assisté à la transformation des règles du bel canto, désormais jugé trop artificiel, des sujets mis en œuvres devant maintenant approcher la tragédie humaine et la vérité de la vie. Le théâtre était de moins en moins l’endroit où l’on rêvait aux divinités et aux arcadies et aux amours sublimes. Il devenait le lieu de toutes les luttes humaines, des déchirements les plus terribles et des amours damnés ne se concluant que dans la mort des protagonistes. On sait que Verdi, avec sa fameuse trilogie populaire des années 1850 (Rigoletto, La Traviata et Il Trovatore) avait entamé l’exploration nouvelle du monde de l’âme du commun des mortels. La conséquence en avait été la métamorphose du chant et cet étrange mais savant alliage entre des scènes concédant à la virtuosité belcantiste, aux mélodies de verve populaire (les nationalismes ne sont jamais loin à cette époque) et aux scènes où la crudité et la violence de la vie annihilaient tout ce qu’avait pu être l’opéra par le passé. Les prémices donc de cette vérité tant chérie par Verga !

Mais verdi avait suivi une autre évolution. Il s’était tourné vers les sublimes Shakespeare (Otello, Falstaff), vers Schiller (Don Carlo) ou vers le drame romantique transposé dans une antiquité réinventée (Aïda), approfondissant son exploration des sentiments humains sur la base d’auteurs qui n’avaient pas la cote auprès des naturalistes et des véristes. Soit ! C’est vers la France que se tournent les compositeurs de la « Nouvelle école » italienne… vers le Bizet de Carmen où les êtres ne luttaient plus contre des forces extérieures plus puissantes qu’eux, mais se déchiraient mutuellement dans des scènes bouleversantes de réalisme. Musique, théâtre et chant fusionnaient dans l’expression tragique des destins individuels. Désormais, la vulgarité (dans le sens premier « le peuple »), la violence, la haine, la chair, l’amour, l’érotisme, la vengeance et toutes les passions des hommes s’étalaient sans frein. La moralité, bienséance souvent réclamée par la censure, était mise de côté et les vengeances d’honneur ne faisaient plus dans la dentelle, le couteau répondant désormais aux affronts les plus vils.

C’est sans doute dans ce creuset que Cavalleria rusticana et I Pagliacci ont dû voir le jour. Mais sont-ils vraiment l’expression du vérisme ? Non, sans doute. Et ce qu’on a parfois nommé le malcanto, en opposition au belcanto, n’en est pas un. Il s’agit d’un dosage dans lequel le chant est certes épuré de ses colorature, où les mélodies, s’étalant le plus souvent dans le registre médium des voix, permettent la compréhension d’un texte syllabique, permettent l’écrasement de certaines voyelles donnant l’impression populaire d’un accent. Mais c’est aussi un théâtre musical où le chant n’est plus la seule manière de s’exprimer ; les cris, les hurlements, les « presque parlé », le formidable rôle de l’orchestre (comment ne pas y voir souvent l’influence de Wagner ?) qui désormais est aussi le renfort de l’émotion.

Et puis la scène est le lieu de toutes les traditions du peuple, mélange de vengeance, de meurtre au couteau, sur fond de fête catholique et d’office religieux. C’est l’endroit des petits villages de Sicile ou de la pauvre (déjà) Italie du sud, c’est l’endroit où l’honneur est encore la seule richesse des paysans et où la tromperie, la fourberie, le désir sexuel figurent parmi les seules événements remarquables. Il ne peut en résulter que cette tragédie humaine.

Mais sur ce tableau rempli de sang, d’amour et de haine, il ne faut pas croire que les musiciens jouent avec le misérabilisme. La musique est intacte, renouvelée et jamais vulgaire. C’est toute la magie de ce qu’on nomme l’opéra vériste, c’est qu’il exprime le drame populaire, cru souvent, mais avec une force qui ne laissait pas indifférente la classe bourgeoise qui reprenait le dessus dans ce monde du commerce et de l’industrie et qui aspirait au théâtre. Ils assistaient en nombre et acclamaient les œuvres véristes qui, étaient composées aussi et surtout pour eux (les paysans siciliens n’avaient ni le temps, ni les moyens, ni le désir d’aller à l’opéra). Le vérisme musical est donc finalement assez prude.

Car ce qui compte, c’est que le vérisme ne soit pas devenu une doctrine musicale, que ses procédés ne soient des moyens d’exprimer avec les sons, le chant et l’orchestre, les moments les plus durs d’une œuvre. Le vérisme est un moyen parmi d’autres dans la recherche de la vérité sur la scène de l’opéra. En cela, il n’est jamais exclusif et se combine aux techniques certes anciennes, mais toujours efficaces, de l’opéra romantique. Les exemples ne manquent pas chez Puccini où le belcanto côtoie le vérisme. Depuis l’acte II de Tosca où l’héroïne poignarde l’horrible Scarpia dans un corps à corps sans merci jusqu’au terrible « Mimi » de Rodolfo qui termine la Bohême en passant pas Madama Butterfly et son Harakiri terrifiant. Et que dire des héritiers des courants véristes, naturalistes et réalistes, les Lulu ou Wozzeck d’Alban Berg, qui toucheront une nouvelle métamorphose de l’opéra souvent qualifié alors d’expressionniste ?

Jean-Marc Onkelinx, Vérisme?, texte paru le 8/11/2012 sur le blog, résumé d’une conférence au Petit Théâtre de Liège pour les Amis de L’opéra royal de Wallonie.