« Il (Mahler) a le type légendaire de ces musiciens allemands, à la Schubert, qui tiennent du maître d’école et du pasteur…Il est d’une nervosité excessive ; des caricatures en ombre chinoises ont popularisé en Allemagne sa mimique de chat convulsé…Sa musique est faite de constructions énormes, massives, cyclopéennes, de mélodies mal dégrossies, de qualité médiocre, banale, imposante seulement par l’épaisseur de leurs assises et par la répétition obstinée des dessins rythmiques, maintenus avec la ténacité d’idées fixes. Ces amoncellements de musiques savantes et barbares, avec des harmonies à la fois grossières et raffinées, valent surtout par la masse. L’orchestration est lourde et forte : les cuivres y dominent, ajoutant leurs dorures crues aux couleurs opaques de l’édifice sonore…C’est un bric-à-brac opulent et criard ».
Cette critique dévastatrice de la musique et de l’homme Gustav Mahler, écrite par Romain Rolland en 1905 (Musiciens d’aujourd’hui, Hachette, 1908) lors de l’interprétation de la cinquième symphonie à Strasbourg sous la direction du compositeur a de quoi déconcerter les mélomanes et les musiciens d’aujourd’hui. Pas plus que celle de Brahms, la musique de Mahler ne fut comprise des auditoires français. Grâce à quelques personnalité enthousiastes, la Belgique, plus germanique que la France, fut sensible plus tôt. Sylvain Dupuis (1856-1931), qui dirigeait les Concerts populaires à Liège donna la première exécution dans un pays non germanique de la fameuse deuxième symphonie « Résurrection ». L’accueil du public et de la presse locale fut si chaleureux que Dupuis convia Mahler à venir la diriger lui-même dans la « Cité ardente » en 1899.
Il fallut attendre la fin des années cinquante pour qu’enfin, ses gigantesques fresques sonores trouvent un peu de compréhension dans l’hexagone sous l’influence du biographe Henry-Louis de La Grange et de chefs d’orchestre comme Bruno Walter, Raphaël Kubelik, Jascha Horenstein, Otto Klemperer et, plus tard, Léonard Bernstein. La généralisation du disque y fut aussi pour beaucoup. On pouvait désormais écouter plusieurs fois l’œuvre enregistrée et se familiariser avec elle petit à petit, ce que le concert, unique, ne permettait pas. Bref, la complexe musique du viennois doit beaucoup à la discographie, mais rien ne remplace le concert en tant que couronnement d’une écoute (je reviendrai plus tard sur les différentes attitudes du mélomane face au concert et au disque…).
Mais en plus d’avoir été, on le comprend aujourd’hui, un grand compositeur, il fut aussi un acteur déterminant dans la direction d’orchestre moderne. Homme de théâtre, Mahler était véritablement fasciné par l’opéra. Son répertoire était immense et son assiduité à découvrir tant les chefs d’œuvre que les pièces les plus modestes n’avait d’égale que son immense érudition. Le monde de l’interprétation musicale du début du XXème siècle était très différent de celui que nous connaissons aujourd’hui. Les maisons de théâtre changeaient leur affiche plusieurs fois par semaine. Les musiciens, souvent épuisés et mal payés, étaient absents aux répétitions ou se faisaient remplacer régulièrement. Leur nombre insuffisant (surtout dans les petites villes) et leur modeste qualification empêchaient des prestations correctes. Mahler s’insurgeât dès son plus jeune âge contre ces pratiques. Il rêvait de l’orchestre et des solistes idéaux, de mises en scène soignées, de décors adaptés et de répétitions efficaces. Ses frustrations furent nombreuses au début de sa carrière.
Mahler dirige la 9ème de Beethoven à Strasbourg
C’est dire que lorsqu’il fut en mesure de diriger les grandes maisons, il s’appliquât à y faire régner l’ordre et la discipline permettant la réalisation de ses objectifs musicaux. Son autorité est reconnue par tous, mais son humanité aussi. Il ne voulait plus que le travail soit inhumain. Il multipliait les répétitions et soignait la qualité de ses musiciens tout en luttant pour la réduction des prestations et les changements d’affiches.
Il avait une vision très précise des œuvres et de leurs moindres recoins. Il veillait à tout. Coups d’archets pour les cordes et phrasé adapté à sa pensée, équilibre des sonorités et des masses, couleurs et dynamiques des ensembles, bref, rien ne lui échappait. Il renouvelait ainsi la pratique musicale en la portant à un haut niveau de professionnalisme. C’est justement ces qualités essentielles de nos jours qui séduiront Mahler dans les orchestres américains très disciplinés et efficaces.
Si nous connaissons ses révisions douteuses des symphonies de Schumann et ses arrangements de Bach, on oublie trop souvent qu’il fut le premier à élaguer l’orchestre pour interpréter Mozart (il congédiât le tiers de l’effectif qui s’était présenté pour les répétitions de la Flûte enchantée et acheta un clavecin pour accompagner les récitatifs) et à rechercher les équilibres permettant une meilleure interprétation. Dire, comme de La Grange, qu’il était un précurseur de l’interprétation baroque me semble exagéré, mais il était indéniablement habité par une vision claire de la musique classique et ancienne.
La gestique de Mahler est difficile à caractériser. Nous n’avons que peu de témoignages sur ce sujet et pas d’enregistrement. Néanmoins, il semble que dans sa jeunesse, il était exubérant et n’économisait jamais son énergie. Il bougeait beaucoup, ses bras voulaient tout indiquer et son visage passait par toutes les formes des émotions musicales. Plus tard, il semble qu’il réduisit cette agitation, préférant une gestique plus courte dans l’espace, mais plus précise dans ses indications. Toujours est-il que les témoins (Bruno Walter, Otto Klemperer et quelques musiciens) affirment qu’il était toujours plus agité aux répétitions qu’au concert. Il avait compris qu’une fois les indications saisies et comprises par l’orchestre, il n’était plus nécessaire de les reproduire toutes en public. Il se contentait alors de vérifier et d’indiquer l’essentiel pour la bonne marche du concert. Cette attitude plus réservée à l’âge mûr a provoqué chez certains le sentiment que ses interprétations étaient froides, sèches, voir arides (c’est là qu’il nous faudrait réfléchir à l’influence scénique d’un chef sur la perception musicale des auditeurs… ! Les chefs les plus spectaculaires sont-ils les plus expressifs ? Non, bien sur, ce n’est pas aussi simple que cela !).Ce que Mahler a apporté à la direction moderne réside plus dans une optique de l’interprétation que dans une « école » de direction d’orchestre. Sa connaissance de l’œuvre dans tous ses aspects (musicaux, philosophiques, historiques, …) en fait un précurseur de nos grands chefs d’aujourd’hui. Sa parfaite connaissance des instruments et de leurs limites, de l’équilibre attendu et une forme de psychologie des masses lui vient de sa longue pratique de la direction dans des conditions souvent difficiles. Mais, élément central et interactif, le fait qu’il soit aussi un compositeur, lui permettait d’encore mieux connaître les possibilités du grand orchestre. Les expériences de Mahler vont dans les deux sens. La pratique lui enseigne la composition et celle-ci lui fait comprendre le fonctionnement de l’orchestre. Voilà pourquoi il était bien utile, dans notre petit parcours mahlérien, de revenir sur ce qui fut l’activité qui occupa Mahler toute sa vie durant.
A suivre…