Quelle question… !

On connaît encore fort peu Charles Ives (1874-1974) en Europe. C’est d’autant plus regrettable que sa musique offre une alternative fort intéressante aux courants de la musique du XXème siècle.


 

Ives, Charles


 

Destin très étrange que celui de ce compositeur américain qui, tout comme Sibelius, cessa de composer plus de vingt cinq ans avant sa mort. Il n’était pas seulement artiste, mais aussi …agent d’assurance aux affaires très florissantes. Ne croyez pas pour autant qu’il fut un compositeur amateur. Son cursus scolaire est des plus sérieux et même s’ il étudia la composition en autodidacte, il est tout de même diplômé de l’Université de Yale. Tout comme Mahler, les impressions auditives de sa jeunesse laissèrent des traces dans son style particulier. Son père était un chef de fanfare et de chorale. Ceci n’empêche que Ives sera l’un des compositeurs les plus significatifs des recherches musicales américaines modernes, au même titre que Edgar Varèse. 

Parmi les caractéristiques de son style, on peut noter une propension à la polytonalité (plusieurs tonalités en même temps) ainsi qu’à la polyrythmie, un travail expressif sur les clusters (agrégats sonores) et de sérieuses ébauches de « formes ouvertes » qui, dès 1911, montrent à quel point l’artiste était curieux et décidé à faire éclater les cadres de la musique moderne. Très souvent incompris par ses contemporains, Ives reste encore aujourd’hui un compositeur peu étudié et peu joué. Pourtant, sa production est immense et touche à toutes les activités musicales de son temps. Ses symphonies, qui sont, en fait, les premières vraies symphonies américaines, gagneraient à être un peu plus diffusées. 

Car, bien sur, se cache sous cet homme étrange, une profondeur existentielle qui se manifeste parfois par l’humour ou l’ironie, mais dont l’une des caractéristiques essentielles est de poser les bonnes questions concernant les raisons et les buts de l’être. 

Ives composa beaucoup de pièces orchestrales isolées. Non pas des poèmes symphoniques au sens premier du terme, mais des œuvres qui véhiculent toutes les questions majeures ou les réflexions qu’il se faisait. Parmi celles-ci, on trouve deux œuvres vraiment majeures et à découvrir absolument, Central Park in the Dark (1906) et The Unanswered Question (La question laissée sans réponse) de la même année. Celles-ci, très concises, peuvent paraître comme deux moments de contemplation existentielle. Si la création de la Question se fit dans l’incompréhension générale en 1941, il est grand temps aujourd’hui de nous plonger plus avant dans cette musique qui, une fois découverte, ne nous laisse plus jamais indifférents. 

L’œuvre est d’une rare simplicité apparente et l’effectif orchestral est assez réduit. Deux orchestres s’opposent. D’une part les cordes, dont le langage est parfaitement tonal et immobile, d’autre part les bois (flûte, hautbois, clarinette) et une trompette (remplacée ad libitum par un hautbois, un cor anglais ou une clarinette) seule représentante des cuivres. 

Les cordes avec sourdine tiennent immobile un accord de sol majeur intemporel qui évolue en une sorte de catabase harmonique tonale vers une forme de désespoir contemplatif. On serait tenté de rapprocher ces sonorités des adagios pour cordes si célèbres (ceux de Barber, par exemple). Cet orchestre semble représenter la musique du passé, tonale, romantique dans sa quête d’absolu, une sorte de musique silencieuse. 

La surprise est d’autant plus grande quand la trompette entre en scène en offrant, tout en douceur d’abord, une séquence (antécédant) sonore parfaitement hors de la tonalité et des rythmes réguliers des cordes. On n’a pas de peine à imaginer que la question est là. C’est presqu’un point d’interrogation dessiné musicalement. C’est, selon les propos du compositeur « l’éternelle question de l’existence ». Les bois proposent alors une réponse en forme de conséquent. Réponse ou nouvelle question ? Toujours est-il que leur propos est parfaitement dissonant et décalé rythmiquement. Pendant ce temps, les cordes tiennent toujours les harmonies fondamentales de l’adagio. 

Six fois, la trompette posera sa question avec fort peu de variantes, tout au plus des désinences légèrement différentes qui cherchent à montrer l’insistance. Les vents qui offrent la réponse (du moins le croit-on un moment) ne disent jamais la même chose, mais développent progressivement leur propos qui devient de plus en plus discordant, bruyant, chromatique et non synchrone. La réponse n’en est pas une. Elle évolue vers plus d’incertitudes encore. De la même manière que nos propos sur l’existence humaine ne peuvent que devenir plus chaotiques et incertains au fur et à me
sure des énoncés de l’immuable question, ainsi évolue la musique. Immuables sont les cordes qui ne quittent jamais leur propos tonal.



A la septième question, tout l’ensemble s’enfonce dans le silence éternel et la réponse n’est pas venue. Quelles conclusions peut-on tirer d’une telle musique ? La première concerne la trompette. Elle est l’incarnation de l’homme et de ses questions existentielles. Toute sa vie, l’homme s’interroge. Les cordes représentent une sorte d’harmonie des sphères familière, la tonalité et la tristesse que tant de compositeurs ont voulu mettre en musique. Quant aux bois, ils sont les plus novateurs, ils parlent sans donner de réponse, ils contredisent même le propos des cordes en proposant une alternative plus en phase avec les théories de l’expansion que les scientifiques commençaient à discerner. Sorte d’entropie, leur propos est de plus en plus désordonné (en apparence) au fur et à mesure de leurs apparitions. 

Mais il est aussi facile d’y voir, en ce début de XXème siècle, la confrontation de deux mondes musicaux. Celui de l’harmonie tonale, traditionnel matériau de tout le XIXème siècle qui est bien malmené à cette époque en se frottant à la musique atonale de plus en plus présente dans les musiques européennes. La trompette, au milieu, est celle qui se demande ce que sera l’avenir de la musique.


 

Ives Bernstein
 


 

Quoi qu’on y trouve, les interrogations sont présentes et les solutions impossibles. On ne prédit pas l’avenir et on ne répond pas aux questions fondamentales de l’existence. L’œuvre garde ainsi sa part d’énigme qui la porte au rang des chefs-d’œuvre. 

Rien de tel que Leonard Bernstein et l’Orchestre philharmonique de New York, en CD ou en DVD pour donner à cette musique toute sa portée, lui qui, comme je vous le disais hier, a passé beaucoup de temps à méditer sur cette question sans réponse et qui a investigué tout le répertoire de la musique en quête d’une réponse. …Profondément émouvant !


Ives Bernstein DVD