Tragédie de jeunesse!

 

L’année 1816 fut, pour le jeune musicien plein d’espoirs et d’illusions, une des premières grandes déceptions de sa courte existence. Franz Schubert (1797-1828) a 19 ans. Compositeur surdoué, sa production est déjà très abondante et son désir le plus vif tend vers cette forme d’indépendance musicale et financière qui lui permettrait de voler de ses propres ailes. On connaît les déboires de Mozart à Vienne et les difficultés insurmontables d’un Beethoven alors reconnu comme le plus grand compositeur vivant.


 

Schubert 1


 

Malheureusement, cette année n’apporte que déceptions. Les lieders (mélodies) qu’il envoie à Goethe pour approbation ne reçoivent aucun commentaire du grand homme. Le poste de professeur de musique à l’école normale de Laibach qu’il convoite avec le soutien de Salieri lui échappe de justesse. Il envisage désormais son avenir avec noirceur ; celui d’un aide instituteur dans une petite école des faubourgs de Vienne. Côté affectif et sentimental, le ciel n’est pas plus favorable. L’idylle amoureuse avec Thérèse Grob s’enlise dans des problèmes insolubles. S’il n’obtient pas rapidement un poste respectable, les parents de la jeune fille s’opposeront à leur liaison. Cette mauvaise insertion sociale et un climat familial de plus en plus tendu renforcent un esprit déjà enclin au pessimisme et au désespoir.


 

Schubert, Thérèse Grob en 1820

Portrait de Thérèse Gron en 1820


 

Pourtant, une lumière brille encore chez Schubert. Elle sera son secours pendant toutes les sombres années futures. Ce fameux cercle d’amis fidèles et ces célèbres réunions que nous nommons « schubertiades » sont comme une fenêtre ouverte sur le monde. En effet, là, au sein de ces réunions amicales, on chante ses lieders, on cause politique et philosophie. On engage de vifs débats sur l’art et l’esthétique dans une saine ambiance de camaraderie. Dans ce climat culturel d’avant garde, le jeune homme  évolue, son art se transforme et une maturité exceptionnelle naît rapidement. Schubert comprend alors la force et la puissance expressive initiée par son aîné Ludwig van Beethoven (1770-1827).


 

 Schubertiade


Lorsqu’en 1802, sous le coup d’une profonde dépression liée à sa surdité naissante, Beethoven rédigea son fameux « Testament de Heiligenstadt », il témoignait devant ses frères et devant le monde d’une profonde transformation du statut de l’artiste. Il proclamait, en effet, une conception nouvelle de la musique qui devait impliquer l’individu bien plus qu’auparavant. L’homme et la musique se fondaient en une unité indissociable. Les anciennes règles du beau se voyaient ainsi bouleversées et le compositeur se trouvait face à une liberté expressive encore inconnue. Désormais, la forme musicale obéissait à l’expression. 

Les premières implications de cette métamorphose que nous nommons « romantisme », furent un élargissement de la sonate, un développement de l’orchestre et une plus grande variété de thèmes. A chaque émotion, le compositeur répondait par une image sonore appropriée. La musique devint un véhicule des passions, une tentative d’exprimer par les sons une conception du monde, de la vie, de la mort, bref, un miroir des interrogations existentielles. 

Beethoven avait la volonté de délivrer un message universel qui pourrait toucher l’humanité entière. La cinquième symphonie, que Schubert connaissait depuis 1809, avait fait trembler toutes les bases du langage musical. L’Homme luttait désormais contre un destin supérieur. L’impact de cette œuvre sur le devenir de l’art symphonique fut sans égal dans l’histoire de la musique et tout compositeur désireux de s’exprimer par l’art orchestral ne pouvait désormais l’ignorer. 

Le jeune Franz Schubert  n’échappe
pas à cette règle même si son destin diverge totalement de celui de son aîné. Moins extraverti et plus timide que Beethoven, il distille le langage de l’intimité. Loin des desseins universalistes, il s’exprime pour lui-même, il nous parle de lui, de ses joies et de son attachement à la campagne viennoise, de sa soif d’amour et de sa jeunesse. Mais il nous parle surtout de ses drames. Sa musique hurle l’injustice de ce qu’il nomme la « vie lugubre ». Il nous conte cette errance infinie à travers la vie, cette vaine quête de repos, ce tragique destin insurmontable pour le simple être humain qu’il est. Malgré le cercle de joyeux amis qui l’accompagnent toute sa vie, Schubert est seul ; seul face à lui-même et à ses tourments.
 

Pour découvrir le langage du cœur de Schubert, il nous faut revoir le sens profond du mot tragique. En effet, lors d’une écoute distraite de la quatrième symphonie, on est en droit de se demander les raisons qui poussèrent le compositeur à surnommer cette œuvre de la sorte. Faut-il chercher dans l’introduction lente du premier mouvement une simple convention déjà pratiquée par Mozart, Haydn et Beethoven ? L’agitation du corps du même mouvement ne serait que conforme au « Sturm und Drang » (tempête et tourment) de bon ton ? 

Le choix de la tonalité grave d’ut mineur place d’emblée le décor et évoque le Beethoven de la cinquième symphonie. L’effectif orchestral renforcé de quatre cors inhabituels pour l’époque marque une volonté de donner un poids expressif à l’œuvre. Pourtant, le tragique que nous trouvons dans cette symphonie va au-delà d’une simple description objective.


 

Schubert, Symphonie n°4 1a

Premier mouvement: Introduction


 

 Lorsque résonnent les premières notes de la symphonie, un large portique s’ouvre sur les abîmes les plus ténébreux de l’âme. Après un immense accord beethovenien, une lente marche dissonante se met en place évoquant une sombre musique de requiem. Là, déjà, c’est le Schubert de l’errance et du pessimisme qui se dévoile. Celui que nous retrouverons dans la symphonie inachevée. Passé ce premier moment d’intense émotion, la musique s’enflamme cherche à devenir combative. Cependant, malgré une lutte de tous les instants, les mélodies sont fuyantes, elles s’échappent des cordes, ponctuées de lourds accords aux vents, comme autant de coups de massue. C’est vrai qu’il y a du Mozart là dessous. On retrouve l’ambiance tragique des symphonies 25 et 40. En fin de compte, la partie rapide renforce un sentiment d’impuissance de l’homme face à un destin qui lui échappe. « L’homme ressemble à une balle avec laquelle jouent le hasard et la passion » (Schubert, 1816, cité par B. Massin, Schubert, éd. Fayard, p. 120).


 

Schubert, Symphonie n°4 1b
 Premier mouvement: Thème principal


Le deuxième mouvement débute par une de ces mélodies dont Schubert a le secret. Une superbe phrase s’élance aux cordes soutenue et enrichie par le hautbois. Petit à petit, la musique s’amplifie à tout l’orchestre pour atteindre au sublime. Si là encore, on sent que Beethoven n’est pas loin, l’émotion provient du cœur de l’homme. Cet hymne se veut d’abord paisible, comme un hommage à la nature découverte lors d’une promenade.
Schubert, Symphonie n°4 2

Deuxième mouvement: début 


La mélancolie et l’errance ne sont pas loin et le discours se transforme subitement en une révolte toute intérieure ponctuée de longs soupirs distillés par les vents. L’hymne veut reprendre le dessus, mais il se transforme en prière. Il fait désormais partie du passé perdu à jamais et se range au niveau du souvenir. Ce procédé musical, typiquement schubertien, annonce clairement les grandes réalisations de la fin de sa vie (dernières sonates pour piano, quintette à cordes et dernière symphonie).  

Lorsque s’achève le mouvement lent, une nouvelle surprise nous attend. La partition indique un menuet en guise de troisième volet à notre fresque musicale. L’indication est de Schubert et nous étonne. Les compositeurs du XIXème siècle, Beethoven en t&ec
irc;te, avaient renoncé à ce genre de pièce trop conventionnelle dans une symphonie « romantique ». La structure étroite du genre et son caractère dansé ne convenaient plus à l’émotion individuelle et à la nouvelle esthétique. Le scherzo, forme plus libre, le remplaçait désormais. Pourtant, cette courte pièce revêt une signification particulière chez Schubert. Le menuet n’obéit plus à son concept aristocratique traditionnel, mais nous plonge dans le monde de la danse villageoise. Ecoutons cette danse pesante et massive. On présent déjà les scherzi de Bruckner… Et la danse populaire représente pour Schubert  un retour aux sources, à la pratique musicale familiale de son enfance. La partie centrale se fait plus légère et plus intime, comme un chez soi, un refuge personnel pour l’âme égarée. La brièveté de cette pièce lui donne son caractère tragique. Le bonheur est loin et son évocation de courte durée, comme désormais insaisissable, relégué une nouvelle fois au rang des souvenirs. La pièce se referme par un retour de la brusque première partie.


 

Schubert, Symphonie n°4 3 Trio
 Troisième mouvement: début du trio


Le final s’ouvre par une phrase qui rappelle par son ton grave le début de la symphonie. Arrivent ensuite un motif mélodique fuyant entrecoupé de nouvelles attaques tempétueuses, puis, enfin une mélodie plus séductrice, entre danse et chant. Après de nombreuses errances et divagations, on perçoit une éclaircie, les harmonies se font moins tragiques et percent progressivement les nuages. Un étrange jeu s’établit entre les instruments. Chacun se rejette les bribes sonores et le langage redevient grave, presque pathétique. Tout est à refaire. Avec l’énergie du désespoir et l’obsession d’un bonheur à retrouver, la musique cherche à s’envoler vers les hauteurs d’un ut majeur, lumière sublime, mais sans doute inaccessible. L’œuvre se termine brutalement sur un grand accord majeur, mais rempli des doutes de l’homme.


 

Schubert, Symphonie n°4 4 Final
 Quatrième mouvement: Final (début)


Si l’œuvre est tragique, son destin l’est aussi. Schubert n’aura pas la chance de l’entendre puisqu’elle ne sera jouée publiquement qu’en 1849, soit 21 ans après sa mort. Aujourd’hui encore, elle reste marginale dans le répertoire des orchestres. On la considère trop souvent comme un essai symphonique plus ou moins réussi. Pourtant, elle contient toutes les émotions propres au Schubert des dernières années. Sans atteindre l’aspect démonstratif des symphonies de Beethoven, cette nouvelle symphonie du « Destin » tragique dans son essence accompagne cette déclaration terrible et pourtant constante chez Schubert : « L’homme supporte le malheur sans plainte, cependant, il le ressent avec d’autant plus de douleur » (Schubert, cité par B. Massin, Schubert, éd. Fayard, p. 122).Voilà la vraie tragédie de Schubert !