Parmi les nouveautés présentées lors de la Journée Portes ouvertes de l’OPL, deux nouveautés discographiques importantes sont à noter. Je les évoquais hier dans mon billet relatif à la séance de samedi, je voudrais entrer un peu plus dans le détail d’un cd qui sera sans doute l’un des fleurons de la discographie des compositeurs français d’aujourd’hui, les Sept solos pour orchestre de Pascal Dusapin parus chez Naïve la semaine dernière. L’Orchestre philharmonique de Liège est dirigé de main de maître par l’un des plus grands spécialistes actuels de ce répertoire, Pascal Rophé. Autant dire tout de suite que si l’autre nouveauté de l’OPL est plus immédiatement accessible avec son répertoire de pièces françaises de virtuosité pour le violon par le magnifique Tedi Papavrami, le cd de Dusapin est une véritable contribution à la promotion de la musique contemporaine, proposant un superbe double cd pour le prix d’un seul. C’est donc celui-ci qui retiendra mon attention aujourd’hui.
Si Pascal Dusapin s’affirme aujourd’hui comme une des principales et des plus singulières personnalités de la musique française, c’est sans doute grâce à la régularité et la richesse de son travail. Depuis la fin des années septante, il se développe dans tous les domaines de la composition, instrument seul, musique de chambre, ensemble, chœur, orchestre, opéra … et il n’est pas une forme qui ne serai pas approchée ; même le piano, instrument longtemps délaissé pour son manque de « vocalité » par le compositeur fait désormais l’objet d’un cycle d’études et d’un trio. Les désormais sept trios pour orchestre et ses grands opéras ont contribué largement à sa notoriété. Mais au-delà de partitions précises, c’est un style extrêmement cohérent dans son évolution créatrice qu’il faut mentionner comme l’une des principales caractéristiques de cet artiste français.
Pascal Dusapin
Soucieux de la facture de ses œuvres, comme de leur rapport aux interprètes, Pascal Dusapin montre une véritable passion pour la matière instrumentale ou vocale. Des pièces pour instruments seuls aux grandes formes pour grands ensembles, on trouve un flux unique, une qualité plastique et sonore dont le but est l’expression. Son écriture s’est bien vite émancipée de ses premiers maîtres Iannis Xenakis et Franco Donatoni pour proposer un déploiement d’énergie exceptionnel de forces sonores brutes en transformation qui aboutissent souvent à des harmonies plus souples, plus mélodiques et plus apaisées.
Pascal Dusapin, né en 1955 à Nancy, fait des études d’arts plastiques et de sciences, arts et esthétique à la Sorbonne. En tant qu’auditeur libre au Conservatoire de Paris, il étudie avec Olivier Messiaen. Poursuivant ses apprentissages lors de séminaires avec Xenakis et Donatoni, il reçoit de nombreuses distinctions dès le début de sa carrière. Il est récompensé, entre autres, par la Victoire de la musique 2002 du meilleur compositeur de l’année. Professeur au Collège de France depuis 2006, il occupe la chaire de Création artistique. Le monde entier lui commande des œuvres et il est aujourd’hui sans doute, l’un des compositeurs les plus demandés au monde.
« Pascal Dusapin aime les titres courts. Quelques syllabes, voire des monosyllabes, comme pour les pièces qui composent son cycle de « solos », commencé avec Go en 1992 (créé par Mstislav Rostropovitch), auquel seront ajoutés successivement Extenso en 1993-1994, Apex en 1995, Clam en 1997-1998, Exeo en 2002, Reverso en 2007 (une commande de Sir Simon Rattle et de l’Orchestre Philharmonique de Berlin) et enfin, aujourd’hui, Uncut, une création.
Pascal Rophé
Un « solo » pour orchestre, cela veut dire pour Dusapin que la formation symphonique est traitée comme si elle était un unique personnage musical, un soliste : à l’opposé, donc, du concerto pour orchestre, tel que Haydn ou Bartók ont pu l’illustrer.
Son inspiration, Dusapin la puise partout. Notamment dans la photographie, qu’il pratique avec passion : « Quand j’écris pour orchestre, par exemple, je me pose des questions de perspective et de profondeur de champ : où fait-on le point, quels instruments sont nets ou flous ? Ces questions m’obsèdent. La forme de la pièce que j’ai composée pour Simon Rattle et le Philharmonique de Berlin, Reverso, m’a été suggérée par une photo de Bill Brandt [photographe allemand né en 1904], une paire de jambes qui forment un entrelacs de lignes dont l’une est le “reverso” de l’autre. »
L’OPL sous la direction de P. Rophé dans la Salle Philharmonique à Liège
Cette manière d’interroger la musique à partir de formes ou de phénomènes non sonores est peut-être ce qui lie Dusapin à Iannis Xenakis, dont il suivit les séminaires de 1974 à 1978 : « Xenakis était avant tout un créateur. Il avait besoin des mathématiques pour se rassurer ; mais ce qui m’attirait chez lui c’était sa rusticité, son côté éruptif. Même si je me sers toujours d’outils qu’il m’a donnés, comme les calculs de proportions. Avec Xenakis, c’était une formation spirituelle. Je sais que la musique ne vient pas de la musique : il y a pour moi une origine plus profonde, métaphysique… » (Le Figaro, 15 octobre 2007)
Le cinquième solo pour orchestre, Exeo (du latin « je sors de », « je m’extrais de ») est dédié à la mémoire de Iannis Xenakis. La rusticité dont parle Dusapin est obtenue paradoxalement sans percussions, mais avec un orchestre parcouru de chocs violents et de soubresauts. Dans Extenso, en revanche, il s’agit plutôt de donner à entendre comment l’orchestre apprend peu à peu à parler, au cours de la fausse improvisation initiale, avant d’apprendre à chanter.
Uncut, septième solo pour orchestre » a fait l’objet d’une commande de la Cité de la musique, de l’Orchestre Philharmonique de Liège Wallonie-Bruxelles, de Ars Musica Bruxelles, de la MC2 de Grenoble et de la Philharmonie de Essen.
Oeuvre éditée par Salabert (Universal Music Publishing Group). » (Notice de La Cité de la musique à l’occasion de la création du cycle par l’OPL à Paris le 27 mars 2009).
Dans ce septième solo, le cycle se termine, mais Dusapin ne voulait pas donner l’impression de final au sens traditionnel. C’est ce que veut sous-entendre le titre, Uncut, difficilement traduisible, mais insérant la notion d’absence de limite, donc de fin. Il est pourtant fondé sur l’accumulation du matériau du cycle entier, mais tellement variés et modifiés qu’ils ne sont plus identifiables. Pièce courte et intense, elle est traitée d’un seul bloc : « La fin est nette, mais tout peut continuer » (P. Dusapin)
Dusapin, Uncut, septième solo pour orchestre, par l’OPL, dir. P. Rophé (Naïve)
Rassurez-vous, il me faudra quelques temps, à moi aussi, pour digérer une telle œuvre et pouvoir m’y mouvoir à ma guise, mais d’emblée la musique touche, chante, joue avec le temps, déploie ses masses orchestrales comme de larges tâches colorées. Mon oreille s’est laissé séduire par cette interprétation de Pascal Rophé qui s’y sent comme un poisson dans l’eau. Bravo aux musiciens pour cette prouesse d’une rare difficulté où pourtant pointe l’émotion la plus grande. A découvrir absolument…