René Magritte

 

 

J’évoquais hier les grands principes qui animent l’esprit du surréalisme. Il va sans dire que René Magritte (1898-1967) fut le plus grand peintre du surréalisme belge. Je vous présentais déjà « La durée poignardée » (1938), une œuvre à laquelle nous allons maintenant appliquer les principes énoncés dans le billet précédent. Cette tentative d’analyse sera appliquée ensuite dans le dernier billet à quelques œuvres d’André Souris.


c. Magritte, La durée poignardée (1938)


 

Le lieu commun, si cher aux surréalistes, est clairement visible. Il s’agit d’un intérieur simple, stable et robuste, chic et dépouillé. Une pièce qui pourrait être un salon, une cheminée, un miroir suspendu au-dessus, deux bougeoirs vides en guise de décoration et une horloge. On distingue le confort et la finition de l’appartement. Tout semble à peu près normal si ce n’est cette étrange locomotive à vapeur, un autre lieu commun, qui semble perforer le fond de la cheminée et foncer en ligne droite, comme suspendue dans les airs à travers le salon. Et c’est bien là que d’abord le malaise nous prend. Un train n’a rien à voir avec un salon ! Dans l’optique d’une lecture d’œuvre d’art banale, l’incohérence de l’image de Magritte suffirait à nous faire sourire, admirer la technique et … tourner la page ! Mais s’arrêter là serait une grossière erreur à laquelle je ne céderai pas. Point de départ, donc, l’humour. Magritte, avec un sens extraordinaire de la « farce », introduit deux éléments incompatibles. La dimension humoristique n’est qu’une étape sur laquelle nous passerons très vite si notre regard veut bien s’attarder un peu plus. 

Car ce qui nous effleure ensuite, c’est ce qui correspond exactement aux dires du peintre : « Je veille, dans la mesure du possible, à ne faire que des peintures qui suscitent le mystère avec la précision et l’enchantement nécessaire à la vie des idées ». Et en effet, malgré le malaise, on est enchanté par les idées suscitées par la toile. Le train, c’est un merveilleux souvenir d’enfance. Imaginez, le train, dans sa forme de jouet et dans sa forme réelle. Qui, même chez les filles, n’a jamais observé avec fascination un train électrique parcourir les rails installées dans le salon familial ? Après tout, ce train est représenté comme une miniature, une maquette, un jouet. Alors, pensez-y, en 1938, le train, déjà bien développé sur le réseau belge, provoquait le goût du voyage, même imaginaire. Le monde merveilleux de sa locomotive à vapeur, de son odeur, de son bruit, de sa vitesse. Un monde merveilleux, imaginaire dans le monde du salon. Le train comme promesse, comme cadeau. N’est-ce pas par la cheminée que le Père Noël amène les cadeaux. 

Un rêve ! L’objet se fait présent, finalement pas si incohérent que cela. La cheminée ressemble un peu à une entrée de gare, et puis la fumée s’en va par la cheminée. C’est normal. Tout à fait habituelle aussi, l’horloge placée dur l’entrée de la gare. C’est le train de 12H42 qui entre en gare … ou qui la quitte ! Mais le rêve peut vite se transformer en cauchemar. Ce train fonce droit dans le salon. Son panache de fumée écrasé nous laisse deviner une vitesse conséquente. Il ne fonce pas sur nous qui sommes, grâce à la perspective, des observateurs à l’abri. Mais qui sait vers quoi elle se dirige ? Le salon ne nous est pas visible, pas même par le miroir. Et ce train qui ne roule pas sur des rails, qui vole littéralement ? A moins que le parquet et ses planches ne correspondent à quelques rails imaginaires, placés dans une autre perspective que la cheminée… et puis soudain, des inquiétudes. Le miroir ne reflète qu’un chandelier. Celui de droite n’apparaît pas. Erreur du peintre ? Impossible ! En y regardant de près, d’autres perturbations nous assaillent. Les perspectives ne sont pas exactement les mêmes pour le miroir, la cheminée et les lambris du mur. L’image est déformée, un peu comme dans une vision onirique. C’est si proche du réel, mais cela ne l’est pas vraiment. Poursuivons ! 

Du rêve à la folie. Et si, pourtant, il y avait autre chose. L’idée me torture, tant pis, allons-y. Les ombres, et surtout celle de la locomotive témoigne d’un éclairage latéral provenant d’une fenêtre invisible car hors cadre. Cette lumière est suffisamment marquée pour indiquer sa présence. Or, souvenons-en-nous, il est 12H42 à l’horloge et donc, à cette heure, le soleil est au sud. La fenêtre est donc au sud et le train fonce donc d’est en ouest comme un poignard qui transperce nos certitudes. Vous me suivez ? Le soleil se lève à l’est et se couche à l’ouest. Son parcours est celui de la journée, celui du temps de la journ&ea
cute;e. Or, ces mouvements du soleil déterminent le matin, le midi et le soir, soit l’image et la métaphore de la vie elle-même. L’irruption de ce train a donc une fonction existentielle qui n’existerait pas dans la toile si la cheminée était vierge de tout artifice. C’est comme si, avec une violence incroyable, on prenait conscience, dans la vie confortable du salon, de l’éphémère du temps. C’est peut-être d’ailleurs ce qui justifie le titre : « La durée poignardée ». On rêvait d’éternité et d’immobilité, d’absence d’angoisse mortifère et voilà que le train nous réveille.
 

Puis, on chemine à nouveau. On en revient au miroir et aux chandeliers, l’un reflété, l’autre non. Questions spirituelles ? Hésitation entre le miroir comme envers du monde ou miroir comme absence d’au-delà ? Je deviens fou ! Est-ce un rébus, un jeu. Jouet, jeu, décryptage, cadavre pas tout à fait exquis, pour reprendre les mots d’hier, mais questions sans réponses. Vous le voyez, tous les niveaux de lecture et d’application sont respectés. Reste l’automatisme. Qu’est-ce que cette technique révèle ? L’inconscient, la manifestation de la pensée pure. N’est-ce pas ce qui engendre, après coup, le titre de l’œuvre. Magritte nommait ses œuvres après les avoir peintes, dans un geste automatique, mais tellement révélateur !  

Et pour reprendre les vers de Baudelaire qui ont peut-être inconsciemment impressionné Magritte : 

« Horloge ! Dieu sinistre effrayant, impassible,

Dont le doigt nous menace et nous dit : Souviens-toi !

Les vibrantes Douleurs dans ton cœur plein d’effroi

Se planteront bientôt comme dans une cible ».

(Les Fleurs du Mal, 1861) 

Résultat : l’œuvre est profondément archétypale et véhicule nos questions les plus profondes. Le surréalisme n’est donc pas aussi éloigné qu’on le croit de nos réalités intérieures, spirituelles et non matérielles. Les clés de lecture peuvent encore être approfondies, mais l’exemple, applicable à la plupart des toiles du maître et de ses collègues, est finalement bien simple ici par rapport à d’autres œuvres plus subtiles encore. Je ne prétends nullement que cette interprétation est la seule valable, mais elle met en lumière un art profondément humain puisqu’il provient de l’homme lui-même et surréaliste ou pas, l’homme reste l’homme. Ses manifestations témoignent, qu’il le veuille ou non, des ses passions et de ses questions. Seules les clés de lecture changent. Une fois ces dernières découvertes, il suffit de se laisser aller à observer d’autres toiles. Ce qui est valable pour le monde de l’image l’est peut-être aussi pour celui des sons. C’est ce que nous aborderons vendredi.