Dans son récent billet consacré à la prise de son dans les enregistrements des pianistes (http://rousseaumusique.blog.com/2010/06/27/prise-de-son/), Jean-Pierre Rousseau s’interrogeait sur les causes de ces enregistrements légendaires dévalorisés par une captation plus que douteuse. Si certains artistes semblent attirer la calamité sonore, surtout au sein de grandes maisons de disques (majors), d’autres, avec sans doute plus de détermination, cherchent à rendre leurs disques conformes avec leur idée de la sonorité de leur instrument et avec le travail qu’ils opèrent sur la musique depuis toujours.
Pour ces musiciens, le disque n’est pas qu’un objet commercial. Il est une carte de visite, un témoignage destiné à résister au temps et à les représenter bien au delà de leur carrière immédiate. Comme le souligne Jean-Pierre Rousseau avec justesse, des pianistes comme Sanson François, Aldo Ciccolini, Maurizio Pollini et encore bien d’autres semblent ne pas s’être soucié de ce problème majeur. Certains parlent alors de l’incompétence des ingénieurs du son. Je ne suis pas nécessairement de leur avis. Je dirais plutôt qu’il s’agit d’un détournement du propos du musicien.
Ce qui fait jaser ces dernières années en matière d’opéra, ce sont les mises en scène. On se scandalise de la modernisation outrancière, de l’interprétation équivoque ou purement provocatrice de tel ou tel chef d’œuvre de Mozart ou de Verdi. Qu’est-ce qui se passe donc en matière de mise en scène? Dans les cas les plus flagrants, c’est le metteur en scène qui, pour sa propre gloire (le scandale n’est-il pas une forme de gloire?), détourne sans vergogne le livret et la musique de l’œuvre qu’il met en scène. On en arrive à des environnements et des propos qui vont à l’encontre des buts de l’œuvre elle-même. Détournement, le mot n’est pas trop fort. Il est d’ailleurs significatif aujourd’hui d’entendre les amateurs d’opéra parler des Noces de Figaro de Robert Carsen … ! Le metteur en scène supplante l’œuvre et le compositeur alors qu’il ne devrait idéalement être qu’un des rouages au service de la représentation au même titre que l’orchestre, son chef, ses chanteurs dont le but ultime devrait être de l’œuvre de Mozart.
Cette dérive est sans doute présente, à sa manière, dans le métier des ingénieurs du son. Une prise crée une couleur particulière qu’on peut aimer ou détester. Chaque ingénieur à sa couleur et la revendique. Ne fait-on pas tout un monde des prises de sons de la marque à l’étiquette jaune? Ne parle-t-on pas du son Karajan qui n’est pas seulement celui de l’orchestre philharmonique de Berlin mais est aussi celui que le maestro féru de technologie fabriquait lui-même par de longues séances en studio?
Glenn Gould façonnait le son de ses enregistrements par son jeu, la préparation de l’instrument et la prise de son
Alors, si ces prises de sons sont admirées ou détestées, c’est aussi à cause de ces preneurs de sons. Ils créent des modes, des couleurs. Si on vante encore aujourd’hui les prises de son du label américain de Philips, Mercury, c’est que sa couleur correspond encore aux besoins de nos oreilles d’aujourd’hui. Je me suis surpris à lire des commentaires de mélomanes et professionnels du monde du disque dénigrant les prises DECCA, souvent jugées bonnes par le grand public. Et d’ailleurs, n’est-ce pas là une bonne part de subjectivité. Les ingénieurs de EMI, aussi controversés soient-ils, n’ont pas empêché les ventes extraordinaires, non démenties jusqu’aujourd’hui des enregistrements de Sanson François dans Chopin, Debussy ou Ravel et de Aldo Ciccolini dans Satie, par exemple. Personne ou presque, parmi les mélomanes, ne se plaint de leur qualité sonore… N’y aurait-il que les spécialistes pour le dénoncer? Certes non, mais la personnalité de ces grands artistes et le son à travers lequel ils atteignent nos oreilles d’aujourd’hui donnent à ces disques un « cachet d’époque » un peu démodé, c’est vrai, mais une patine du temps liée de manière indélébile à ces musiciens.
Krystian Zimerman
Mais certains pianistes ne se contentent pas d’un son prédéfini par un « metteur en sons ». C’est le cas du pianiste polonais Krystian Zimerman dont la carrière fut lancée en 1975 année ou il remporta, à l’âge de 18 ans, le fameux Concours Chopin. On aurait pu penser que ce jeune pianiste allait entamer une carrière de concertiste et être présent au disque comme beaucoup d’autres. Ce ne fut pas le cas. Il se retira aussitôt pour continuer à travailler son émission sonore, son toucher et amplifier son répertoire. Extrêmement exigeant pour ses enregistrements, il a bien souvent fait retirer du marché, malgré l’accueil enthousiaste des critiques et du public, des disques (DGG) dont la prise de son et l’interprétation ne lui convenait pas tout à fait.
Krystian Zimerman, homme du concours, enregistré lors du Concours Chopin en 1975
Krystian Zimerman refuse la commercialisation de son enregistrement de trois sonates de Mozart … un document introuvable dans le commerce
Preuve que Krystian Zimerman attache énormément d’importance au son qu’il fait sortir du piano, il ne donne qu’une cinquantaine de concerts par an et se déplace toujours avec son propre piano. Mieux que cela, il possède son studio d’enregistrement intégré à sa maison. Pourtant, il n’abuse pas du disque puisqu’il met un soin tout particulier à les façonner pendant plusieurs années (il ne sort même pas un cd tous les deux ans alors que certains en sortent parfois plusieurs sur une même saison). Par contre, on peut être sur que chaque production est le résultat exact de ce que le musicien entend nous transmettre.
Un disque à la prise de son soignée, d’un naturel exceptionnel, une référence en la matière.
Krystian Zimerman, un musicien qui ne perd jamais le contact avec le public, il reste aussi et surtout un homme de concert.
Une chose est sûre, l’enregistrement ne remplacera jamais la musique vivante. Beaucoup de musiciens l’ont compris. Certains ont même éprouvé une véritable aversion pour l’enregistrement, allant jusqu’à refuser de juteux contrats avec les grandes maisons de disques. N’oublions pas que les grands interprètes du passé proche ne nous sont connus que par ce biais ! Combien d’entre nous n’ont pas eu la chance d’entendre en direct Cortot, Backhaus, Kempff, Richter ou Gilels ? Le disque, c’est notre manière à nous d’encore pouvoir les entendre aujourd’hui. Mais faire un disque, ce n’est pas seulement jouer de la musique devant un microphone, c’est une attitude qui demande une collaboration très forte entre l’artiste (dont l’ego peut être mis à rude épreuve dans les laborieuses sessions d’enregistrements) et toute une équipe technique, c’est mettre en œuvre un projet de longue haleine que tous les musiciens ne désirent pas réaliser. Pourtant, comme Krystian Zimerman comme pour d’autres, on peut être un artiste de concert et mettre le plus grand soin à peaufiner des enregistrements qui créent une nouvelle magie, certes plus définitive que celle de la scène, mais une magie tout de même. Je crois avoir déjà dit, dans le cadre de ce blog que l’émotion générée par le concert est d’abord celle de la collectivité qui vibre aux sons d’un interprète tandis que celle du disque est individuelle, personnelle voir égoïste. Mais là, c’est encore un autre débat !