J’ai souvent eu l’occasion de vous parler de l’art romantique dont l’une des principales racines se retrouve dans la revendication des poètes du « je » ou du « moi » qui cherchent à faire connaître leurs expérience personnelles de la vie et faire cesser cet aspect fictif attribué aux poèmes et aux romans. Le romantisme, en tant que réaction contre la suprématie de la « Raison », élément essentiel du XVIIIème siècle, se caractérise par une volonté d’explorer toutes les possibilités de l’art afin d’exprimer cette vision individuelle de l’existence. Réaction du sentiment contre la raison, le mystère, le fantastique, les tourments du cœur et de l’âme, la philosophie, le rêve, le morbide témoignent de la passion de l’être. Ses valeurs esthétiques et morales ne tardèrent pas à influencer tous les arts et se répandre, à partir de la littérature, vers la peinture, l’architecture, la sculpture et la musique en impliquant, par ailleurs un attrait teinté de nostalgie pour le passé et un regain d’enthousiasme pour la nature qui, remplaçant progressivement l’idée d’un Dieu anthropomorphe, devient le but ultime de la vie et de la mort.
Tout cela pour introduire l’une des œuvres les plus exceptionnelles de la peinture romantique, le gigantesque et très célèbre « Radeau de la Méduse » de Théodore Géricault (1791-1824). Gigantesque par la taille: 716 cm x 491 cm! Autant dire qu’il a bien sa place au Musée du Louvre et que les éventuels voleurs seraient amenés à prévoir un espace tout aussi discret qu’énorme pour le dissimuler.

L’œuvre relate, à sa manière, des faits historiques dont le résumé peut aider à comprendre l’ampleur de la toile. Le 2 juillet 1816, la frégate française La Méduse s’échoue au large de l’actuelle Mauritanie avec 395 mains et soldats à son bord. Le navire avait quitté Bordeaux le 27 avril accompagné de la corvette L’Écho, de la flûte La Loire et du brick L’Argus. L’expédition est commandée par un amiral (Hugues de Chaumareys) peu expérimenté. Ayant reçu la mission de Louis XVIII de reprendre le Sénégal que les Britanniques, par le traité de Paris, venaient de restituer à la France (à son bord figuraient, entre autres, le nouveau gouverneur du Sénégal, des scientifiques, des soldats et des colons), l’amiral, dans un excès de zèle et contre l’avis de ses officiers décide de s’éloigner de l’escorte pour couper au plus court. Le navire s’engage alors sur le fameux banc de sable d’Arguin à 160 km de la côte africaine où elle est bientôt immobilisée. On tente bien de désensabler en évacuant le matériel sur un radeau de 20 mètres de long, mais rien n’y fait et il faut se résoudre à l’évacuation.

Plan du véritable Radeau de La Méduse
Les officiers, les passagers et une petite partie des marins se replient sur la chaloupe et une six canots. L’amiral est parmi les premiers à quitter le navire! Mais 152 hommes, essentiellement des soldats, doivent se contenter du radeau. Serrés les uns contre les autres, ils ont de l’au jusqu’aux genoux. Dix-sept hommes lucides quant à l’échec d’une telle entreprise, décident de rester à bord de la frégate échouée. Dans un premier temps, le radeau est tiré par les canots et la chaloupe, mais celle-ci, qui ne dispose que d’une voile, ne parvient pas à guider l’ensemble. Au lieu de se rapprocher de la côte, les naufragés dérivent en haute mer. Une nuit, suite à une succession de malentendu plus ou moins volontaires, les amarres cèdent les unes après les autres. L’amiral décide d’abandonner le radeau à son sort et met le cap vers la côte, vers Saint-Louis du Sénégal. Ses officiers, honteux mais résignés, le suivent.

Avec très peu de vivres et cinq barriques de vin, le radeau va dériver pendant 13 jours sous un soleil d’enfer. A bord du radeau, les suicides, les noyades et les rixes s’enchainent. Certains survivants découpent la chair des cadavres et, affamés, s’en repaissent après l’avoir laissé sécher au soleil. Quelques hommes, encore valides, jettent à la mer les blessés et les malades pour préserver les chances de survie des autres. Le 17 juillet, les survivants aperçoivent une voile à l’horizon. C’est l’Argus qui s’est mis en quête de l’épave de La Méduse pour y récupérer les documents officiels! Mais le brick s’éloigne sans voir le radeau. C’est cet épisode là que représenta Géricault dans sa toile. Mais L’Argus repasse quelques heures plus tard et, cette fois, l’aperçoit et recueille une quinzaine de rescapés (sur les 150 embarqués sur le radeau!). Cinq encore succomberont peu après leur arrivée à Saint-Louis du Sénégal. Ayant également retrouvé l’épave de La Méduse, l’équipage du brick n’en extrait que 3 survivants sur les 17 hommes qui y étaient restés.
La presse française de l’époque, couvrant avec ses moyens la catastrophe de la frégate, publia le témoignage du chirurgien Savigny, l’un des survivants du radeau. Il dépeint les violences extrêmes des hommes aux abois dont il faisait partie. Ce récit, soulevant une vive émotion dans l’opinion publique et la « Tragédie de la Méduse » souleva de nombreuses polémiques politiques entre les libéraux, les modérés et les royalistes. Le régime monarchique fut accusé d’avoir privilégié les cadres de l’Ancien Régime (l
‘amiral Hugues de Chaumareys en était un!) au dépend de tout souci de sécurité. Le ministre de la Marine démissionna. Un procès eut lieu et l’amiral fut condamné à trois ans de prison. Il risquait une condamnation à mort, mais ses « bons et loyaux services » adoucirent la peine. Tout le reste de sa vie, pendant encore 25 ans, il fut poursuivi par les insultes et le mépris et, dit-on, perturbé par le remords. Enfin, le chirurgien et l’ingénieur géographe rescapés relatèrent toute l’histoire dans un livre publié en 1818.
Théodore Géricault put lire et interroger les survivants. Impliqué dans l’histoire politique de son pays, le sujet fut pour lui le prétexte d’une réflexion, d’une critique acerbe et du développement d’un thème se prêtant à merveille à l’esprit romantique naissant. Provocateur, réaliste voire quasiment journalistique, le Radeau de la Méduse est une œuvre romantique montrant tour à tour la vie et la mort ainsi que l’espoir et le désespoir, soit les images de l’homme et de son double.
Désespoir…
Le tableau ne comporte aucune symétrie; il présente beaucoup de désordre volontaire s’apparentant à une certaine anarchie régnant sur le radeau. En conséquence, plusieurs lignes de force dont une principale (détaillée ci-dessous) et deux plans, le radeau se structurant en deux pyramides instables (comme la mer est instable par son état liquide) et le paysage.

La ligne de force principale part du cadavre dont les jambes pendent dans l’eau, en bas à gauche, et aboutit au marin qui agite un linge en direction du bateau salvateur. Le sens ascendant de la ligne traverse toutes les étapes des sentiments éprouvés par les naufragés. Du désespoir à l’espoir. De la mort à la vie. De la perdition au salut. Cette formule d’anabase (des ténèbres à la lumière) est encore renforcée par la gestuelle et la position des corps sur le radeau, depuis la masse inerte et pesante du cadavre jusqu’à la musculature tendue dans un élan d’espoir inespéré.
Le sujet est réaliste, certes. Pourtant plusieurs incohérences ne peuvent nous échapper. D’abord, la taille du radeau doit nous surprendre. Quand on sait que 150 personnes étaient à bord et qu’il mesurait 20 mètres de long sur 7 mètres de large, on se dit que le peintre l’a bien réduit dans un souci dramatique évident. La proximité des derniers hommes sur le radeau devait être moindre que celle que le peintre représente. Mais l’effet dramatique est plus grand. Ensuite, il est difficile d’admettre ces corps très musclés après tant de temps passé en mer dans une famine indescriptible. Les corps sont blancs et les cadavres idéalisés ne laissant pas percevoir la trace d’un soleil de plomb sur les corps dénudés (la plupart des pieds visibles sont recouverts de bandelettes, sortes de chaussettes car le peintre avait essayé de les peindre sans succès). Un dernier fait historique peut surprendre. Le jour du sauvetage, la mer était calme et le ciel dégagé. Toutes ces altérations de la réalité ne contredisent qu’à moitié le réalisme du sujet traité. C’est la part « classique » du romantisme qui est l’héritier des formes du classicisme (comme le romantisme musical de Beethoven doit encore beaucoup à Haydn). La scène idéalise une réalité pour en transcender l’expression.
Géricault, étude pour le Radeau de La Méduse
C’est d’ailleurs dans cet esprit aussi que le mouvement semble agité. Et les diverses étapes psychologiques entre la mort et la vie (agonie, angoisse, peur, espoir, …) témoignent d’une connaissance absolue tant de l’anatomie (Géricault avait étudié les cadavres et les être vivants) que les aspects intérieurs de l’homme, préoccupations romantiques par excellence. L’œuvre oscille donc entre ces deux esthétiques classique et romantique, typique du début du XIXème siècle.
L’usage de la couleur est exactement du même type. La palette en est d’ailleurs très réduite, allant du beige clair au noir en passant par les variantes de brun. Ces tons permettent non seulement des tons chauds, peu criards et séducteurs, mais aussi un ton tragique. Cette palette réduite permet également l’éclosion d’une des caractéristique des romantiques: la coloration. Travail sur les couleurs et la disparition progressive des contours au profit d’une expression des formes plus que des dessins. Cette expression par la couleur dépend également de la luminosité. Dans ce contexte de mer troublée (comment ne pas évoquer ici le Sturm und Drang des allemands?), la ligne la plus claire, jaunâtre, en direction du navire vu au loin, symbolise l’espoir et la vie. Alors que la scène est éclairée par un soleil marin très lumineux invisible mais situé indéniablement à gauche, la luminosité met en évidence, par le jeu de l’ombre et de la lumière, les corps humains qui, à leur tour, renvoient la lumière vers le spectateur.
Gi&eacut
e;ricault avait du mal à peindre les pieds. Il les enveloppe!
En rendant de la sorte la toile aveuglante, Géricault crée le malaise, tant physique que psychologique. Difficile de supporter la vision tragique de ces hommes au bord du gouffre. Car ce qui nous perturbe, c’est l’inévitable question … et si nous y avions été, que serions-nous devenus, comment aurions-nous agi? Serions nous parmi les survivants au risque d’avoir précipité la mort des uns et dévoré de la chair humaine? En ce cas, nous ne pouvons évincer les questions sur les raisons de la vie, sur l’instinct vital et sur la valeur de la vie elle-même. Mais si nous avions figuré au nombre des cadavres, ce sont les questions sur la mort, ses circonstances, le destin et l’au-delà qui nous hanteraient. Où qu’aille notre regard, il ne peut s’empêcher d’interroger notre âme faisant de cet épisode historique et tragique l’affaire de tout homme.
Théodore Géricault commença son tableau pendant les retentissements provoqués par les révélations des survivants, je l’ai signalé plus haut. L’œuvre se trouve donc au cœur des tensions sociales et prend clairement position contre l’État monarchiste qui venait d’être restauré en France et qui chercha à étouffer l’affaire. Ainsi, l’espoir que semble susciter l’anabase longuement décrite plus haut est contrarié par plusieurs éléments quasi imperceptibles, mais bien visibles. D’abord, c’est la quasi absence du bateau salvateur. Il faut bien le chercher pour distinguer le minuscule point qui le désigne. Il semble si loin. Comment pourrait-il les voir? Ensuite, c’est le vent qui gonfle la voile du radeau. Manifestement, ce vent éloigne le radeau de l’espoir et le conduit vers la mort. Ainsi, l’anabase devient catabase. Anabase figurative et catabase psychologique! Un peu comme si le peintre avait voulu cesser de croire au salut des hommes en détresse. Allusion bien plus politique qu’il n’y paraît!
Tableau gigantesque, tant par la forme que par le contenu, le Radeau de La Méduse n’a pas fini de nous toucher. Malgré le scandale que suscita le drame n’empêcha pas Géricault de recueillir un formidable succès avec son interprétation. Image d’une époque, La Méduse revisitée par le peintre devient universelle et rappelle à l’homme non seulement le gouffre qu’il côtoie journellement mais aussi les dilemmes les plus profonds de l’âme. Il va sans dire que l’œuvre influença beaucoup Eugène Delacroix autre porte parole du romantisme français. Ce dernier est d’ailleurs présent dans le tableau de son collègue puisqu’il posa comme modèle pour le jeune homme au centre, dans le bas, le bras gauche sur une poutre. Car Géricault introduisait dans la peinture une forme de théâtre de proximité (observez comme le radeau ressemble à un scène de théâtre qui va jusqu’à occulter une bonne partie du décor qu’est la mer) pour lequel l’homme du XIXème siècle vibrait de plus en plus. Le romantisme pictural français était né d’un fait historique. Aujourd’hui, le Radeau de La Méduse de Géricault est connu dans le monde entier, mais combien d’admirateurs de la toile savent encore à quoi elle se rapporte? N’est-ce pas là le miracle de l’expression artistique?

mrci pr tn article jen ai eu besoin pr mon histoire des arts 🙂 bisous bisous
Merci pour cet article passionnant! Ce fut un régal!
Merci beaucoup !!! Cette explication m’a vraiment été très précieuse. J’avais un Devoir-Maison d’Histoire à faire sur l’étude de tableaux dont celui-ci … L’article m’a bien aidée !!!
merci beaucoup, l’article, il a été d’une grande aide
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