Schumann par Fischer

 

 

Je vous donnais, il y a quelques jours, un texte du grand pianiste Edwin Fischer consacré à Chopin et je vous en promettais un sur Schumann. Le voici donc dans son intégralité ;

 

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« C’est à lui qu’appartient mon cœur avant tout. C’est lui que j’aime comme un ami vénéré ; c’est à lui que je dois les heures les plus belles ; c’est lui aussi que je plains le plus profondément, car les ombres de la tristesse, – dans le chant de la profonde douleur, – s’abaissèrent sur lui, toujours plus épaisses, bien avant que vienne la nuit définitive.

 

 

 

 

 

Que savons-nous de sa vie intérieure ? Savons-nous même où la raison finit, où commence la folie ? Evidemment, souvent il était captif d’un beau mirage, souvent il était plein de légendes splendides, de lumières et de fêtes, de royale fierté et de la plus haute noblesse ; souvent il se croyait transporté dans une forêt de songes, où « de bleues étincelles brûlent à chaque feuille et tige, et de rouges lumières courent en un cercle égaré et confus » (Citation du Dichterliebe, les Amours du poète, cycle de mélodies pour baryton et piano opus 48 de Schumann sur des poèmes de H. Heine). Souvent il avançait à travers cette pénombre, à travers ce crépuscule, où l’on ne peut se fier à personne, même à l’ami. Souvent aussi le sentiment s’insinuait en lui, que personne ne le connaissait plus, que personne ne le comprenait plus. Était-ce déjà la folie ? Lorsqu’en sa fraîche jeunesse, débordant de superbes mélodies nouvelles, le jeune Brahms apparut à ses côtés, Schumann devint, il est vrai, son prophète en un sursaut de suprême maîtrise de lui-même et par le caractère idéal de ses sentiments ; mais savons-nous ce qui se brisa alors dans le labyrinthe de son âme, sans même qu’il s’en rendit compte ?

 

 

 

 

 

Il se retira dans le dernier étage de sa demeure, dans la dernière chambre. Son journal, continué plus tard par Brahms, ne trahit que rarement sa vie intérieure. Enfin s’abaissèrent sur lui les ombres nocturnes. Une tentative de mettre fin à ce supplice, en se jetant dans le Rhin, fut à l’origine du splendide et tragique du premier thème du Concerto en ré mineur (Concerto pour piano n°1 op. 15) de Brahms. Parfois les reflets d’anciens feux illuminaient ses longues obscurités intérieures, mais la dernière étincelle s’éteignit aussi. Il ne resta plus que le lys pâle qui sur sa tombe parle encore de son pèlerinage sur la terre.

 

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Mais sa musique continue à vivre. Au toucher d’une main d’artiste magicien, grâce à la baguette des chefs d’orchestre, dans le timbre merveilleux d’une voix toute emplie d’âme, sou royaume enchanté se réveille pour une vie nouvelle ; et voilà que renaît la Vienne des années 40, elle jubile, elle chante, elle danse ; tout le cortège des figures qu’il aimait repasse devant nous dans son Carnaval, le poète parle, Eusébius et Florestan sont parmi nous, les Amours et Vie d’une femme et les Amours du poète brûlent sur son autel, tels des feux magnifiques de l’éternelle puissance de l’Eros. Parmi les Scènes de la forêt, les Scènes d’enfant, les Pièces nocturnes, passe le spectre du Kapellmeister Kreisler. Le triptyque de la Fantaisie en ut majeur (op. 17) est devenu pour nous, pianistes, le symbole de l’âme du piano. Ruines, Vater Rhein, Nuit d’étoiles, tels sont les titres de ses trois volets. Et si toutes les fleurs pouvaient marcher, une suite céleste des plus belles, des roses, des lys, des tulipes et des couronnes impériales, conduites par la merveilleuse fleur bleue du romantisme, s’en iraient vers sa tombe pour l’orner, elles recueilleraient toutes les larmes qu’il a jamais versées et, comme des perles, les enfileraient les unes sur les autres et en feraient une échelle divine jusque tout là-haut, dans les étoiles, dans les champs bienheureux, – parmi lesquels son esprit, libre maintenant et joyeux, plane dans une harmonie éternelle » 

Edwin FISCHER, Considérations sur la musique, éd. Du Coudrier, Paris, 1951, pp. 105-108.