Le domaine de l’art n’est pas épargné par les faussaires. Envie de reconnaissance, attrait financier, l’escroquerie n’a pas toujours épargné le monde de la musique et l’enregistrement. Ce billet, qui retrace l’une des plus grandes supercheries de l’histoire du disque, reprend intégralement le récit de Pierre Brévignon et Olivier Philipponat dans leur Dictionnaire superflu de la musique classique, pp. 109-110 édité chez Le Castor Astral en 2008. Jean-Pierre Rousseau, dans son billet récent titré Mystification (http://rousseaumusique.blog.com/2010/08/01/mystification/) évoquait, le même sujet. Voici le récit détaillé de cette étrange histoire… discographique.
« La plus grande faussaire de l’histoire de la musique l’était à l’insu de son plein gré. Atteinte d’un cancer des ovaires qui l’obligeait à vivre retirée du monde depuis 1976, la pianiste anglaise Joyce Hatto, ancienne élève d’Alfred Cortot et de Nadia Boulanger devenue une honnête concertiste dans les années cinquante, a inondé à partir de 2003 le marché classique de près de 120 albums balayant un répertoire des plus éclectiques, de Bach à Messiaen en passant par Beethoven, Rachmaninov, Liszt, Haydn, Godowsky, Prokofiev, Scarlatti, Brahms, Gershwin, Ravel …
Cette impressionnante somme publiée sous le label « Concert Artist Recordings » – fondé par William Barrington-Coupe, l’époux et le garde-malade de la pianiste – aurait été enregistrée dans un studio attenant au domicile du couple dans les années 90. Cette manne soudaine attire l’attention de la critique. Bientôt, sur les forums internet comme dans les journaux spécialisés, les comptes rendus dithyrambiques se multiplient. Le magazine Grammophone, référence absolue dans la presse musicale anglaise, n’hésite pas à présenter Joyce Hatto comme « l’un des plus grands pianistes que la Grande-Bretagne ait jamais produits ». Une « gloire bien trop tardive », gémit l’artiste sur son lit de souffrance.

A sa mort en juin 2006, le concert de louanges est unanime – à peine entaché de quelques fausses notes émanant de mélomanes perplexes devant ce talent vorace, capable de grands écarts stylistiques spectaculaires, et mystérieusement caché pendant près de trente ans.
La supercherie se révéla quelques mois plus tard, lorsqu’un cd de Joyce Hatto (les pyrotechniques Études d’exécution transcendante de Liszt) transféré sur un ordinateur se verra identifié par le logiciel iTunes comme la version gravée en 1987 par le Hongrois Laszlo Simon pour le label BIS. Soumis au même logiciel de référencement automatique, d’autres albums de Hatto retrouveront leur véritable paternité, et le mari de la défunte ne tardera pas à passer aux aveux dans une lettre adressée au directeur de BIS et à la rédaction de Grammophone.

Au début des années 80, y expliquait-il, le cd avait définitivement sonné la mort des cassettes audio et des vinyles, seuls support à proposer encore les véritables interprétations de Joyce Hatto. Le nom de son épouse allait donc bientôt disparaître des bacs des disquaires et des colonnes des magazines, la privant d’une reconnaissance qu’il estimait légitime. Après avoir vainement tenté de transférer ces bandes sur support numérique, Barrington-Coupe avait proposé à sa femme de réenregistrer tout son répertoire. Le couple s’était aussitôt lancé dans de frénétiques sessions d’enregistrement, aussi titanesques qu’illusoires compte tenu de la santé précaire de la pianiste.
C’est alors que son mari s’était rappelé comment, dans le célèbre Tristan et Isolde publié en 1953 par EMI, la soprano Kristen Flagstad avait été doublée pour les notes trop aigues par la jeune Elisabeth Schwarzkopf. Fort de ce glorieux précédent, Barrington-Coupe avait alors entrepris de copier et de trafiquer électroniquement, en jouant sur la vitesse et la réverbération, des centaines d’enregistrements d’autres pianistes (près de 90 identifiés à ce jour, parmi lesquels Evgueny Kissin, Marc-André Hamelin, François-René Duchable, Leif Ove Andsnes, Maria Tipo et Vladimir Ashkenazy) pour les revendre en les présentant comme des interprétations de Joyce Hatto.
Autre motivation moins sentimentale : le million de livres sterling que cette escroquerie lui aurait rapporté. Curieusement, le site Concertartistrecordings.com, mis à jour après le décès de la pianiste, continue de promouvoir « ses » enregistrements, assortis d’articles toujours aussi élogieux. Le site de critique discographique Classictoday.com recense encore une dizaine de cd’s notés entre 8 et 10 – les deux derniers, post-Hattogate, recevant la note nettement moins généreuse de 3 sur 10… »
Aujourd’hui, pour entendre la vraie Joyce Hatto, il n’existe qu’un seul cd certifié authentique. Ce sont les variations symphoniques d’Arnold Bax avec l’Orchestre philharmonique de Guildford dirigé par Vernon Handley, mais les collectionneurs pourront se tourner vers les anciens vinyles enregistrés avant l’apparition du cd. L’exemple ci-dessus est, semble-t-il, tiré d’un de ceux-ci.
Si le cas de Joyce Hatto a été mis au jour, je ne doute pas que d’autres firmes de disques, tout aussi éphémères que surprenante procèdent encore de la sorte. Rien ne peut nous certifier, que les enregistrements inédits des plus grands musiciens ne sont pas le résultat de manipulations informatiques. Les moyens que nous possédons aujourd’hui pour trafiquer les bandes sonores sont extraordinaires. Je me souviens d’un patron de studio qui m’avait dit un jour qu’en y mettant le temps et les moyens financiers, il pouvait faire jouer n’importa quoi par n’importe qui. Alors si vous êtres fortuné … pourquoi ne pas vous payer un petit concerto de Chopin interprété par vous-même ?