Ys

Hier, en préparant mon cours sur le modernisme de l’écriture musicale de Claude Debussy, je réécoutais quelques préludes pour piano dont la merveilleuse « Cathédrale engloutie », l’un des sommets de l’écriture pianistique du maître français.

Ce prélude étonnant repose sur la vieille légende bretonne de la ville d’Ys, autrefois engloutie par les flots et dont on peut voir, dit-on, à marée basse, les fondations de la cathédrale. Voici la légende telle qu’elle est couramment citée :

« À la grande marée de mars, appelée marée de Saint-Guénolé, la mer de Douarnenez se retire loin, si loin qu’elle découvre les décombres d’une ville composée de palais en ruines, de murs effondrés et les vestiges des chaussées de pierre reliant l’Ile de Sein à la terre.

 

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En ces temps là, le roi Gradlond Le Grand, roi de Cornouaille, fit construire pour sa fille Dahut, la merveilleuse cité d’Ys. Construite plus bas que le niveau de la mer, la ville d’Ys en était protégée par une puissante digue. Une écluse fermait le port et seul Gradlond pouvait décider de son ouverture ou de sa fermeture, permettant alors aux habitants d’aller pêcher.

Dahut, profondément attachée aux dieux celtiques, accusait Corentin, évêque de Quimper, d’avoir rendu la ville triste et ennuyeuse. Elle rêvait d’une cité où seules règneraient richesses, libertés et joie de vivre. Ainsi Dahut donna à chacun des habitants un dragon qui s’empara de tous les navires marchands. Ainsi la ville d’Ys devint-elle la plus riche, la plus puissante et la plus dévergondée des villes de Bretagne.

Dahut y régnait en maîtresse absolue, gardienne de l’héritage des celtes. Chaque soir, elle faisait venir un nouvel amant au palais, l’obligeant à porter un masque de soie. Mais le masque était enchanté et, à l’aube, il se transformait en griffes de métal qui tuaient les amants dont le corps était alors jeté du haut d’une falaise dans l’océan. Un beau matin, un prince, tout de rouge vêtu, arriva dans la cité. Dahut tomba aussitôt amoureuse de l’étranger. Or, c’était le diable que Dieu envoyait pour châtier la ville pécheresse. Par amour pour lui, elle lui donna la clé de l’écluse qu’elle déroba à son père pendant son sommeil. Le prince ouvrit l’écluse et l’océan en furie envahit la ville en déferlant dans les rues et en étouffant les cris d’horreur des habitants. Seul le bon roi Gradlond réussit à s’échapper de cet enfer avec l’aide de Saint-Guénolé.

 

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Sur son cheval marin, il se mit à chevaucher péniblement dans les vagues, alourdi par un poids qui n’était autre que sa fille. Sommé par le saint, il abandonna sa fille et parvint à regagner le rivage.

Aujourd’hui encore, il arrive que, par temps calme, les pêcheurs de Douarnenez entendent sonner les cloches de la cathédrale, sous la mer. Ils disent d’ailleurs qu’un jour, Ys renaîtra encore plus belle car elle n’est qu’engloutie ».

 

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Il est bien évident que ce qui intéresse Debussy dans la légende est le mystère de l’engloutissement et celui des cloches qui peuvent encore se faire entendre. Comme si, au plus fort de sa gloire retrouvée, cette cathédrale engloutie se redressait fièrement, l’espace d’un instant pour disparaître une nouvelle fois au sein de l’océan, ne laissant au témoin que le sentiment d’avoir vécu un moment merveilleux mais éphémère. Car c’est bien de cet aspect éphémère que traite une bonne part de l’art impressionniste et symboliste. Je n’entre pas aujourd’hui dans la discussion qui consiste à déterminer su la musique peut-être impressionniste, je l’ai déjà traitée il y a quelques temps. Mais les préludes ont ceci de particulier qu’ils portent un titre, ce qui n’était pas le cas de ceux de Chopin dont ils semblent parfois les héritiers. Mais Debussy place ses titres à la fin de la partition. Caprice d’un compositeur en mal d’originalité ? Pas du tout ! Expression du mouvement, de la couleur, des mélodies, pour le simple plaisir des sons, puis évocation par le titre poétique d’un esprit, d’images visuelles, auditives ou olfactives.

La plupart des préludes sont courts. La Cathédrale engloutie est, par contre le plus développé des préludes du premier livre. Il est le plus puissant aussi composé de grands blocs sonores étagés sur sept octaves qui constituent des lignes verticales qui semblent suggérer les flèches d’une cathédrale gothique.

 

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D’abord profondément calme, la première partie fait appel à des sonorités qui évoquent le plain-chant, et, en conséquence, un esprit médiéval. « Dans une brume doucement sonore », écrit le compositeur en tête de sa partition. « Doux et fluide » indique-t-il un peu plus loin. Tout est dans la suggestion de cette eau calme d’où va sortir, dans quelques instants la cathédrale somptueuse.

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C’est le propos même de la deuxième partie. « Peu à peu sortant de la brume »… on y entend le carillon irréel de la cathédrale, on commence même à en distinguer les formes. Tout se passe dans un grand crescendo à l’écriture très large.

 

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La troisième partie est le premier grand sommet d’intensité. Sonorités qui évoquent un orgue jouant un cantique archaïque fait de simples enchainements de grands accords parfaits. C’est alors l’échelle céleste, ce grand crescendo qui nous suggère la majesté de la cathédrale redressée, hors des flots, superbe et fière.

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Ce n’est que pour quelques secondes… car déjà, la voilà qui reprend l’eau. Debussy écrit « flottant et sourd, comme un écho de la phrase entendue précédemment ». Ses flèches sont encore là, à la main droite en clé de fa, dans des accords qui semblent progressivement s’enfoncer dans le grave, tandis que la main gauche suggère les flots par des arpèges « flottants ». La cathédrale n’est vite plus que le reflet d’une chose indéterminée et mystérieuse à nouveau engloutie.


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Mélancolie, nostalgie d’un passé glorieux ? La coda finale reprend la sonorité du début. « Ma fin est mon commencement » disaient les anciens dans leur vision cyclique du temps. La Cathédrale d’Ys conserve, au fond de l’eau, toute sa superbe et tout son mystère. Les derniers accords, couvrant toute l’étendue du clavier suggèrent, eux aussi, cette magie inoubliable.

 

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Escher, La Cathédrale engloutie, 1924


Les douze pièces du premier livre des préludes ont été composées en un temps très bref, de décembre 1909 à février 1910 avec une cadence atteignant parfois un prélude par jour. Le second livre sera, lui, plus long à voir le jour (1910-1912). Ils forment un tout dans lequel on peut voir, sans risque de s’égarer certaines des plus belles et plus modernes applications de la pensée de Claude Debussy. Un travail sur le temps musical qui prend une nouvelle dimension, un élargissement de l’harmonie dans la dématérialisation des accords classiques générant des couleurs inouïes, un travail sur le toucher et la dynamique qui devient structurante, bref, toutes acquisitions essentielles au passage vers la musique française de Messiaen, puis de Boulez, j’y reviendrai.