Hier, je donnais un cours sur Franz Liszt et son Sonnet 104 de Pétrarque tiré de la Deuxième année de pélerinage (Italie). L’occasion pour moi de chercher à expliquer l’essence même d’une bonne part de la transposition musicale de l’oxymore qui est le moteur du poète dans son dit sonnet. J’avais rédigé, il y a un peu plus d’un an, un billet consacré à cette formule rhétorique particulière. Je vous propose de le relire aujourd’hui en guise d’illustration complémentaire de cette séance.
Depuis ma plus tendre enfance, j’ai été fasciné par le temps, ce n’est pas un secret et mon approche de la musique comme un segment de temps proche de celui de la vie et, en conséquence, comme une paraphrase ou une métaphore de celle-ci en est la conséquence. Je me demande si ces réflexions ne sont pas liées à une image que j’essayais de comprendre il y a bien longtemps, celle du cow-boy Lucky Luke tirant plus vite que son ombre.
Nous savons bien qu’aucun phénomène physique ne peut aller plus vite que la lumière. Les lois de la relativité interdisent en effet un déplacement instantané ou une vitesse infinie. Les possibilités d’ubiquité qui en découleraient nous conduiraient à des contresens et à une révision totale des notions de temps (passé présent futur). Et même si, aujourd’hui, des physiciens commencent à se demander si certaines particules n’auraient pas ce don d’ubiquité, donc cette capacité à se déplacer plus vite que la vitesse de la lumière, nous sommes loin, dans nos applications journalières et dans notre vie de simples êtres humains à concevoir de telles images. C’est sans doute cette anomalie que le dessinateur de Lucky Luke illustrait d’une manière parfaitement ludique lorsque le cow-boy solitaire désarmait trois bandits alors que le miroir qui reflétait son image n’avait pas encore perçu le mouvement et le montrait toujours en train de boire sa bière au bar.
Cette image est très proche du terme « oxymore » dont l’étymologie grecque met en opposition deux mots contradictoire (« oxus » qui signifie fin, spirituel, malin et « mauros » qui lui désigne la stupidité). La traduction du mot « oxymore » serait donc quelque chose comme « malin stupide » qui marque clairement une contradiction, un contre sens. Le procédé est devenu une expression rhétorique qui désigne le fait de mettre en présence dans une phrase deux notions contradictoires. L’un des meilleurs exemples d’un oxymore est de désigner un « silence assourdissant ». On le voit, l’effet d’une telle expression, malgré son aspect contradictoire, garde un sens particulièrement éloquent et chacun d’entre vous se fait une idée psychologique de ce que pourrait être ce silence assourdissant. Mais certains auteurs utilisent également le procédé pour annoncer des paradoxes insolubles. Ainsi James Joyce de lancer : « s’élancer en avant derrière la musique » ! L’oxymore vise donc un effet de non sens mais qui garde un intérêt dans le spectre sémantique large de notre imagination. Il permet de faire passer un univers onirique, car le rêve ou le cauchemar permettent l’oxymore. Il témoigne alors des contradictions internes que nous avons tous dans notre inconscient. Les choses, sous de nombreux aspects peuvent se doter d’un côté repoussant et attirant à la fois. Flaubert en fait un usage particulièrement remarquable lorsqu’il affirme : « Un sujet à traiter est pour moi comme une femme dont on est amoureux, quand elle va vous céder, on tremble et on a peur, c’est un effroi voluptueux ». Le poème de Pétrarque qui suit fait un large usage de l’oxymore et la musique de Liszt l’illustre magistralement en le mettant en musique. N’y voyez cependant pas la traduction littérale des mots du poète par la musique, mais la confrontation de sentiments et d’affects opposés.
Mais l’oxymore est passé également dans le langage courant. Lorsque nous devons désigner des choses qui ne portent pas de nom bien défini, nous n’y prêtons plus vraiment attention. L’éclairage de l’art baroque en « clair-obscur », la saveur « aigre-doux » ou, plus fréquent aujourd’hui, la « réalité virtuelle » sont autant d’expressions que nous acceptons sans sourciller.
Laissons là les formules verbales et admettons que l’image du cow-boy soit une transcription de deux notions contradictoires affichées en même temps. De nombreux savants se sont penchés sur la question et l’histoire, depuis les récits légendaires jusqu’aux plus scientifiques s’amusent ou se questionnent sur cette idée. Un conte arabe très ancien, par exemple, en offre une prémonition : le prophète y est conduit auprès de Dieu où un récit assez long se déroule, durant la fraction de seconde que prend, sur Terre, la chute d’une jarre. La liturgie latine parle des « siècles des siècles » (In saecula saeculorum), sortes d’ultra-siècles dont les années seraient des siècles ordinaires. On le voit, la relativité du temps et son aspect contradictoire est présent dans toutes les sociétés. D’un point de vue plus scientifique, Newton concevait la force de gravitation comme une interaction instantanée, se transmettant à une vitesse infinie, ce qui amenait la cause en coïncidence avec l’effet, une notion qui ne peut que nous troubler et qui remet en cause notre notion bien terre à terre de cause à effet distillant les principes de notre temps (passé présent et futur). C’est, encore une fois la théorie de la relativité d’Einstein qui supprime ce rêve et les conséquences paradoxales d’un temps de transmission nul et replace à sa juste place le caractère fini d’une vitesse ultime (celle de la lumière). Si l’oxymore temporel est donc très suspect dans le cadre de nos connaissances scientifiques, il est présent dans les arts d’une manière remarquable. Ils permettent l’illusion du voyage dans le temps. Si on connaît les procédés du cinéma pour nous faire remonter le temps par l’intermédiaire d’un récit, la littérature en use d’une manière formidable. L’exemple qui me passe à l’esprit maintenant est ce lui des Contes des Mille et unes Nuits qui reviennent à chaque fin de récit de Schéhérazade au présent, mais qui, à chaque conte, nous renvoie dans un passé plus ou moins lointain. Est-ce là l’usage d’une machine à remonter le temps ? Je ne crois pas, c’est le procédé de la mémoire qui ne peut que rétablir, relater le passé. Combien de fois, dans nos lectures, ne nous sommes nous pas retrouvé au Moyen-Âge ou à quelque autre époque. L’histoire, la discipline historique, a cette faculté de suggérer un passé à nouveau présent.
Mais la musique peut également y parvenir, par citations, par souvenirs. Combien de fois Schubert ne place t-il pas dans ses œuvres des souvenirs du passé ou des danses de sa jeunesse ? Oui, l’oxymore est très présent en musique. Qu’on se souvienne des symphonies de Mahler dont les affects contradictoires peuplent le parcours psychologique et suggère à la fois l’instabilité temporelle et affective ! L’oxymore permet de générer une harmonie poétique qui donne accès à l’hermétisme du monde. Dans ses aspects les plus élaborés, il est l’essence même de la tragédie puisque les héros sont soumis à de puissants affects contradictoires. L’opéra en fera donc un usage très large. Alors, à vous de les repérer et d’en mesurer l’efficacité. Qu’ils jouent sur les mots, sur les temps, sur les affects ou sur les images, les oxymores font définitivement partie de nos interrogations existentielles et de notre sensibilité. Qui, parmi nous, n’a jamais ressenti de « sueur froide » ?