Nous y voilà donc. L’année Mahler a commencé il y a quelques jours. Un siècle que l’un des plus grands compositeurs occidentaux a disparu. Une vie entièrement consacrée à la musique. Directeur d’opéra très averti, chef d’orchestre si moderne qu’il a inauguré l »ère moderne de la direction d’orchestre et compositeur dans les quelques temps libres qui lui restaient, Mahler est aussi un homme très cultivé, représentatif d’une époque charnière dans l’histoire de l’Occident. L’un des derniers romantiques, dit-on. Ne serait-il que cela? Un dernier bastion du XIXème siècle? Non, sans doute, les choses sont bien plus complexes que cela. Toute l’oeuvre de Mahler témoigne d’une quête, certes individuelle, mais sa mise en musique touche à l’universalité puisqu’elle évoque, à travers un parcours d’homme, toutes les éternelles questions que nous nous posons de génération en génération.
Oui mais voilà, l’homme Mahler a changé, sa pensée a évolué, son propos s’est affiné et sa manière de le dire, malgré un style bien reconnaissable, a toujours voulu être plus précise, plus claire. Exprimer avec clarté les questions existentielles, voilà le principal propos de l’oeuvre de Mahler. Une oeuvre qu’on doit lire comme un livre, d’ailleurs. Et un livre commence par une première page. Un livre, cela s’assimile lentement. Il faut prendre le temps de bien comprendre chaque chapitre et les tenants et aboutissants.
Ainsi, je me propose de vous parler régulièrement de Mahler pendant toute cette année, de parcourir toute son oeuvre à la recherche de sa musique. Pour réaliser cette vaste entreprise, je vous propose une oeuvre par mois ou plus exactement un symphonie par mois, ce qui nous fait dix mois. Le Chant de la Terre sera considéré comme une symphonie qui s’intercale entre la huitième et la neuvième symphonie. Un mois sera aussi consacré aux grands cycles de mélodies avec orchestre. Pour certaines symphonies, un billet ne suffira pas. De plus, d’autres thèmes liés à Mahler ou à son entourage direct compléteront le propos, de même que quelques idées de lecture et une « discographie idéale » toute personnelle. Pour ces propos, et pour vous éviter de fastidieuses recherches dans les méandres du blog, je crée une nouvelle catégorie où tous les billets consacrés de près ou de loin à Mahler seront rassemblés. Il vous suffira donc de cliquer sur le lien pour les relire du plus récent au plus ancien (même si cela devrait être l’inverse, mais les fonctionnalités du blog ne le permettent pas). J’espère que cette nouvelle série vous plaira.
Mais d’abord, et en guise d’introduction, il faut évoquer la ville qui a fait le bonheur et le malheur de nombreux musiciens et artistes. Gustav Mahler a vécu à Vienne, a aimé cette ville, il y a travaillé, aimé, souffert et a du la quitter suite à des attaques antisémites violentes. Réfugié au États-Unis, il voudra tout de même y revenir pour mourir. Il décèdera dans un train qui le rapatrie complétement épuisé. Vienne, la ville de la musique, la ville de la fête et des grands salons, des bals, des valses de Strauss, la ville enviée, convoitée… la ville qui a consacré tant de génies et qui en a lamentablement ignoré tout autant. La ville qui, aujourd’hui encore, possède sans doute le meilleur orchestre du monde, la ville vers qui converge tous les grands noms que le monde de la musique passé, actuel et à venir contient.
Et pour commencer, une simple réflexion : Entre 1750 et 1950, soit pendant deux siècles, une part importante de l’évolution de la musique s’est opérée à partir de Vienne. Je ne dis certainement pas que la musique de cette époque n’est que viennoise. Ce serait un contresens historique grave. Il faut cependant avouer que la ville est devenue un centre musical exceptionnel où s’est retrouvée une lignée de compositeurs indissociables de l’évolution de la musique. Pensons seulement aux plus connus et énumérons les ; Gluck, Haydn, Mozart, Beethoven, Schubert, La dynastie Strauss, Schumann, Brahms, Bruckner, Mahler, Zemlinsky, R. Strauss, Schoenberg, Berg, Webern. Impressionnant, non ?
Je reprends la citation de Henry-Louis de la Grange que je publiais hier : « L’esprit de la musique ne souffle pas n’importe où. Il lui faut des conditions géographiques particulières, un environnement favorable, une certaine opulence et le panache de l’Histoire. Or, si jamais il a existé au monde un site prédestiné, c’est bien celui de Vienne ». Si d’autres villes ont connu une effervescence musicale importante (Paris, Londres, Prague, Saint Petersbourg, …) à l’époque romantique, peu cependant ont pu rivaliser avec Vienne. Il faut dire que l’activité artistique (car la musique n’est pas à isoler des autres arts) y a toujours été encouragée par une société aristocrate et diplomatique importante. Au centre de l’Europe, c’est un carrefour essentiel pour les échanges de toutes sortes. Ce n’est pas un hasard si la ville a été convoitée tant par les forces ottomanes que par Napoléon et, de même, si le Congrès de 1815 visant à redéfinir l’Europe s’y est installé. De là, une multitude d’influences, une richesse culturelle inouïe, … et un besoin pour les artistes d’y tenter leur chance. Tous les compositeurs cités ci-dessus ne sont pas viennois de naissance, loin s’en faut. Peu le sont, mais cela prouve le besoin de s’y rendre, d’y chercher le succès. Tel Mozart qui quitte Salzbourg en espérant percer dans l’opéra à Vienne, tel Beethoven qui monte à Vienne où l’espoir de succès est plus grand que dans son Allemagne natale et que dire de Brahms ou de Bruckner ?
Congrès de Vienne en 1815
Qui dit aristocratie et richesses opulentes ne peut s’empêcher d’évoquer les salons, les bals, les réceptions, mais aussi le mécénat artistique. A une époque où les artistes tentent de s’affranchir de leurs obligations face à un employeur, ils pensent que la clientèle viennoise leur permettra plus de liberté, plus d’aisance et plus d’art. Certains se sont fourvoyés dans cette optique, d’autres se sont habitués à des manières différentes. Beaucoup ont aimé Vienne, d’autres l’ont détestée, mais personne n’y est resté indifférent.
Sigmund Freud
La diversité des manifestations artistiques, entre la valse et l’opéra en passant par la symphonie et la musique de chambre et l’opérette viennoise est telle que chaque caractère peut y trouver son bonheur. C’est du moins ce que l’on croit. Dans une telle émulation, les places sont chères, les élus sont adulés puis méprisés. Le destin de Gustav Mahler est significatif sur ce point.
Gustav Mahler
Mais Vienne au XIXème siècle, c’est surtout une avant-garde culturelle en opposition avec les conventions et les belles manières. Quand Bruckner « débarque » de sa campagne, il vient dans les salons sans la politesse et l’hypocrisie ambiante, il choque par sa rusticité physique et propose une musique que Vienne ne comprend pas. C’est la Vienne d’Edouard Hanslick, ce critique musical de grande autorité qui a le pouvoir de décréter ce qui est bon et mauvais en art. Une forme d’intolérance typique dont nombre d’artistes fera les frais en créant des scandales mémorables. Pourtant, une frange de la population, moins sclérosée sans doute, s’ouvre à la psychanalyse de Freud, s’interroge sur le bien fondé des us et coutumes, découvre que sous la façade bien polie des salons et des belles tenues, se cache un malaise, une vision anachronique du monde. Bientôt, les artistes, les scientifiques et les philosophes montrent, à ceux qui veulent bien le voir, les souffrances intérieures de l’homme (la valse, chez Mahler, joue ce rôle ambigu de représenter à la fois le brillant des salons et l’aveuglement de la société face au tragique de l’homme). Mais Vienne reste Vienne. Paradoxale entre toutes, elle entretient ce qu’elle ne supporte pas. Elle est à la fois l’avant-garde la plus audacieuse et l’académisme le plus conservateur (encore aujourd’hui, le traditionnel concert de nouvel an fait revivre une époque révolue avec des « manières » fortement anachroniques). Oui, décidément, Vienne ne cesse de nous surprendre, c’est aussi cela qu’on aime.