El Bacha

Les découvertes sont bien souvent imprévisibles. La veille de mes vacances, dans l’immobilité estivale des parutions discographiques, j’avais repéré une curieuse galette où, pour la première fois, le grand pianiste Abdel Rahman El Bacha proposait l’intégralité du premier livre du Clavier bien tempéré de Jean-Sébastien Bach. Ce double cd ne faisait pas partie de mes prévisions d’écoute pour les vacances, je ne savais même pas qu’il était paru. Je vous avais déjà parlé de ce magnifique coffret de 20 cd’s consacrés au Cantor de Leipzig par le pianiste hollandais Ivo Janssen dont je n’avais pas fini l’audition. Mais voilà, j’avais reçu seulement deux ou trois exemplaires de l’enregistrement d’El Bacha et j’étais intrigué, de longue date par ce qu’il pourrait bien donner dans Bach.

J’avais eu l’immense chance, il y a déjà bien longtemps, d’interviewer le pianiste dans le cadre d’une rencontre à la Fnac de Liège. Je me souviens lui avoir demandé comment il envisageait la musique de Bach et quand il en enregistrerait. Sa réponse était tout à fait claire. Un jour le Clavier bien tempéré paraîtrait en cd, mais quand ? Il ne voulait pas se prononcer. Si le projet était là, il devait mûrir. C’était l’époque où il enregistrait son intégrale Chopin et son propos sur Bach était tout teinté de la manière dont Chopin le percevait. Car le compositeur polonais faisait du Clavier bien tempéré un usage quotidien. On sait effectivement à quel point Bach et les classiques ont influencé le pianiste. Et le parallèle entre l’un et l’autre n’est pas anodin.

 

 

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Pochette du cd TRITON, label japonais (on se demande vraiment pourquoi personne en Europe n’a enregistré El Bacha dans Bach), dont la prise de son est presque aussi remarquable que l’interprétation.


El Bacha faisait alors un extraordinaire pont entre les 24 Préludes op.28 de Chopin et Bach. Il revenait sur la liberté qui anime chaque pièce du polonais et sur la couleur de chaque tonalité. Il précisait, à juste titre, qu’à l’époque romantique, le prélude ne préludait plus à rien mais était devenu une pièce libre, un moment musical très imagé, d’une rare invention. À l’époque de Bach, par contre, le prélude servait d’abord à se placer dans les conditions, à « bien se sentir dans la tonalité » selon les mots d’El Bacha, avant de se lancer dans la fugue complexe et dense ou dans la suite de danses. D’où cette commune liberté entre le prélude baroque et romantique. Si Chopin était familier des préludes de Bach, leur musique ne disait cependant pas la même chose. C’est là que je me réjouissais de voir comment El Bacha allait aborder Bach. Sa sagesse, son calme, sa sérénité et sa « spiritualité » (je ne sais comment nommer cette étrange sensation de force intérieure, de modestie et de charisme du pianiste) me disaient que cela vaudrait la peine à coup sûr.

Voilà donc pourquoi je me suis jeté sur ce cd et que je l’ai écouté le soir même avant tous les autres prévus pour les vacances… Et il a tourné en boucle pendant ces trois semaines et je l’écoute encore en vous écrivant ce billet.

 

 

Et pourtant, chacun sait que les versions du « Clavier » ne manquent pas dans la discographie. Mais il est frappant de constater que le pianiste libanais a trouvé l’équilibre parfait permettant à la fois une rigueur de tous les instants, obligatoire chez Bach, sans la sécheresse souvent observée ailleurs. Car bien souvent, les Préludes et fugues sont soit trop austères et ne développent pas d’émotion, soit très expressifs mais sans rigueur, ce qui n’est pas mieux. Ici, tout est équilibré. On sent la maîtrise totale d’El Bacha, on sent exactement le sens de son idée, on y décèle sa force émotionnelle et spirituelle, mais on n’est pas écrasé par ce poids ni cette autorité. Il en résulte une vision qui correspond à ce que chacun veut y trouver… C’est magique et, pour tout dire, unique!

 

 

N’est-ce pas là l’aboutissement de l’interprétation, lorsque le texte d’un compositeur s’adresse, par le truchement de l’interprète, à tous les auditeurs? N’est-ce pas là la vraie humanité de la musique que seul un interprète d’exception peut atteindre par son travail et son humilité? N’est-ce pas là, enfin, le but ultime d’un compositeur, de laisser sa musique toucher chaque auditeur dans son individualité? J’avais, lors de la rencrontre avec El Bacha, cru percevoir ce mélange (métissage?) entre la culture orientale dont l’approche toute particulière de la musique lui confère une fonction très philosophique et la culture occidentale assimilée de longue date par le pianiste libanais. C’est exactement  ce propos qui ressont de l’écoute de ce Clavier bien tempéré et cela, c’est irremplaçable.