Quel silence!

Cela fait bien longtemps que je n’ai plus eu le temps de me laisser divaguer à la vue d’une œuvre d’art découverte au hasard de l’ouverture d’un livre. C’est, je vous l’ai souvent confié, non seulement le moyen de découvrir des œuvres inconnues, mais aussi d’exploiter ma capacité à ressentir les émotions véhiculées par un propos d’artiste. Cette attitude ne vise jamais, au moment de l’observation, à m’informer sur son histoire ou son esthétique, mais n’a pour but que de laisser spontanément l’image me parler… et moi-même, lui parler de même.

Car ce qui touche dans l’art et, plus largement, dans ce que nous observons, c’est la capacité d’une image picturale ou sonore à entrer en communication à celui qui accepte, sans réticences, de se laisser envahir par elle. Le dénominateur commun, entre l’image et soi-même, ne tarde jamais à s’imposer… soit par une attirance, soit par une répulsion… mais l’art, c’est l’expression et celle-ci n’a pas l’obligation d’être belle ou diplomatiquement correcte.

L’art, c’est l’art, un point c’est tout ! Et si un artiste nous transmet son œuvre, c’est pour nous montrer, pour nous dire quelque chose. C’est donc seulement après cette première phase spontanée que débute un examen plus « scientifique » de l’œuvre. Le but est alors non pas une érudition sans intérêt, mais un approfondissement du ressenti, de la compréhension des vraies motivations de l’artiste.

Cette fois, c’est sur cette image que mon regard s’est arrêté. Et je vous propose de prendre cinq minutes, vous aussi, pour divaguer un peu et laisser courir votre imagination avant de lire mon propos.

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Une femme modeste, âgée, est accoudée à une table. Elle soutient sa tête fatiguée à l’aide de son bras gauche tandis que le droit semble retenir le poids de son corps tout entier. J’ai un peu l’impression que cette dame est comme moi. Elle est absorbée par ses pensées… et je me demande si je lui ressemble par la posture, alors que je la regarde, moi aussi accoudé à ma table de travail. Je me demande si mon regard est aussi usé, aussi vide que le sien… non sans doute… je l’espère du moins ! Car manifestement cette femme n’a pas eu la vie facile. Je dirais même que l’existence l’a épuisée, une vie manuelle sans doute, éreintante et peu valorisante. Les cernes de ses yeux témoignent de cette usure… à moins que ce ne soient des rougeurs de larmes… mais je ne vois aucune larme. Elle a peut-être trop pleuré… et il est bien possible qu’aucune larme ne peut plus sortir de ces yeux là.

Et puis je me dis qu’une femme comme cela ne pleure pas car la vie a été trop dure pour elle. Une vie où on n’a pas le temps de pleurer, pas de temps à perdre à se lamenter. Il faut travailler encore ou encore. Travailler, élever les enfants, faire à manger… si manger il y a… et toutes les tâches quotidiennes qui jamais ne s’arrêtent. Les bras, les mains témoignent d’un labeur éprouvant… de longue date. Un travail qui ne laisse pas le temps de prendre soin de soi. Une peau ridée, comme tannée par l’air trop chaud ou trop froid, la chevelure tirée en arrière, sévère, un serre-tête ou un bandeau à cheveux sans beauté, simplement blanc et propre, une robe noire que l’on pressent délavée, usée elle aussi, seulement ornée de quelques boutons blancs.

La table qui la soutient est à peine visible tant l’environnement semble répondre à sa personne. Pas de décor non plus ! Seulement un mélange de couleur noire et brune ! Un intérieur sombre, austère et pauvre. Cette absence de décorum renforce encore la vision de son visage et de ses bras, seuls éléments un peu clairs du tableau. Que fait-elle ? Se repose-t-elle ? Est-elle face à quelqu’un ? Un mari ? Un enfant ? Personne ou simplement le spectateur qui l’observe ? C’est vrai qu’elle semble m’observer. Nous nous observons. Nous ne nous connaissons pas, c’est vrai. Et pourtant je crois qu’elle sait tout de moi, de ma vie, de mon destin. Car pour elle, c’est pareil pour tous les êtres… Non, elle ne me regarde pas, non ! Ce n’est qu’une peinture après tout ! Aurais-je peur que son regard sache de moi tout ce que je ne veux pas savoir ? Alors, pourquoi ne ferme-je pas ce livre ?

Parce qu’elle m’obsède. Parce que je crois qu’elle ne regarde pas l’extérieur. Je suis maintenant persuadé que c’est une forme d’introspection. Ce regard semble trop absent pour regarder quelqu’un ou quelque chose. C’est son âme qu’elle scrute. Son passé, son présent, son destin… tiens, je n’ai pas, pour une fois, cité le futur… ! En a-t-elle encore un ? Pour qui, pour quoi, et pourquoi vit-elle ? Elle semble ne plus rien attendre. Elle attend le repos, patiemment, sans broncher. Elle est profondément triste. Un terrible silence a envahi son âme depuis trop longtemps.

Triste, oui ! Enfant, elle avait rêvé d’autre chose, sans doute. Comme toutes les petites filles, elle avait dû rêver de jolies robes, de princes charmants, … À moins que même dès l’enfance, le destin et le labeur ne lui aient ôté ses rêves ! Un enfant doit rêver ! Mais on ne nait pas où on veut. La naissance, ce n’est que pure inégalité. Ne dit-on pas que nous sommes tous égaux à la naissance ? Mon œil ! Il n’en n’a jamais été ainsi et il n’en sera jamais ainsi. Question de chance, c’est tout ! … Comme si le bonheur pouvait se résumer à la naissance ! On en dirait bien des choses sur les bien-nés malheureux et sur les moins bien-nés heureux ! Non, le bonheur n’a rien à voir avec la naissance… cela peut tout au plus, et c’est déjà pas mal, offrir un bon départ !

Cette femme là n’est pas bien-née, c’est sûr. Elle ne semble pas non plus avoir été heureuse. Elle n’a sans doute pas été belle non plus. Son gros nez, ses yeux exorbités, observez bien ses deux yeux, l’un semble vif, l’autre vitreux, comme éteint. Le visage humain n’est pas aussi symétrique qu’on le croit. On a tous deux « moitiés » de visage très différentes l’une de l’autre! Son menton pointu, sa maigreur et sa bouche épaisse témoignent d’une banalité physique évidente. Cet extérieur doit correspondre à l’intérieur… sans doute. Et même si on dit que l’habit ne fait pas le moine, il transite par notre corps une bonne part de ce que l’on est. Qu’on le veuille ou non, nous dévoilons une bonne part de nous même à travers notre image. C’est normal, c’est tant mieux, c’est très émouvant… voir quelqu’un et l’imaginer à l’intérieur. Et puis parler, converser et voir mieux encore !

Mais la vieille ne bronche pas et j’ai beau l’interroger du regard, aucune expression de vient confirmer ou infirmer mes suppositions. C’est toujours comme cela ! Impossible de savoir… sauf si… on repère qu’une telle représentation est proche des courants expressionnistes allemands… qu’on sait que le but de cette esthétique c’est de montrer la psychologie, l’expression des individus par leur image. Alors, une fois cette étincelle produite, les choses s’enchaînent… On pense au début du XXème siècle, peintre expressionniste allemand, réalisme et plus bien souvent, personnages de conditions médiocres, … c’est une femme de la campagne, une paysanne… le peintre veut montrer cette misère humaine si forte, si touchante… gagné !

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Cette Vieille Paysanne, datée de 1903, un portrait de 71 cm sur 59 cm conservé au Kunsthalle de Hambourg est d’une peintre que je ne connais pas : Paula Modersohn-Becker (1876-1907). Voici ce que Wikipédia juge utile de présenter pour débuter sa notice :

« Paula Modersohn-Becker est une peintre allemande, et l’une des représentantes les plus précoces du mouvement expressionniste dans son pays. Originaire de Dresde, Paula Becker s’engagea dans des études de peinture et rejoignit les artistes indépendants réunis dans le village de Worpswede, non loin de Brême, qui prônaient un retour à la nature et aux valeurs simples de la paysannerie. Elle y épousa le peintre Otto Modersohn. Le manque d’audace des peintres worpswediens, toutefois, la poussa à s’ouvrir aux inspirations extérieures et à effectuer des séjours répétés à Paris, auprès de l’avant-garde artistique.

Les quatorze courtes années durant lesquelles Paula Modersohn-Becker exerça son art lui permirent de réaliser pas moins de sept cent cinquante toiles de peinture, treize estampes et environ un millier de dessins. Son style, particulièrement original, est le fruit d’influences multiples, aux confins de la tradition et de la modernité. Sa peinture présente des aspects mêlant l’impressionnisme de Cézanne, Vincent van Gogh ou Gauguin, le cubisme de Picasso, le fauvisme, l’art japonais ou encore l’art de la Renaissance allemande. La force expressive de son œuvre résume à elle seule les principaux aspects de l’art au début du XXe siècle. Paula Modersohn-Becker mourut prématurément à trente et un ans, des suites d’un accouchement. L’artiste, jusqu’à aujourd’hui, reste assez peu connue au-delà des pays germanophones. »

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Paula Modersohn-Becker, Autoportrait, 1907


Quelle productivité ! Quel talent ! Quel destin ! Observez bien cet autoportrait qui date de 1907, l’année de sa mort prématurée… à 31 ans, comme Schubert… qui, lui aussi avait composé pas loin de mille œuvres ! Schubert était malade, Paula non ! Alors rien n’empêche de se dire que le portrait de la Vieille Paysanne était un autoportrait du futur… La coiffure, les yeux, le nez, la bouche, sont proches, si proches ! Mais comment expliquer une telle différence d’expression ? La femme souriante et presque naïve de l’autoportrait respire une joie… celle de la maternité sans doute. Comment cette femme se projetait-elle dans le futur ? Comme cette vieille dame, usée, vidée, désabusée, sans espoir à attendre la mort ? Jamais on ne le saura et mon voyage doit s’arrêter ici au risque de devenir une obsession. Obsession du temps qui passe, de la vie qui coule, du désespoir qui guette ? Je ne sais pas ! Je suis loin d’être désespéré, mais la vieille dame m’a conduit à un ressenti si fort, si bouleversant, une prise de conscience… encore le temps, encore la mort ! Allez, il est temps de rejoindre les vivants… il faut que je donne un cours sur la Symphonie des Psaumes de Igor Stravinski dans deux heures, une autre paire de manche… ! Bonne journée.