Métier

Je viens, comme vous le savez tous désormais, d’achever un pan de ma vie, celui de mon métier de disquaire. Beaucoup m’ont demandé si j’irais vendre des cd’s ailleurs, si j’ouvrirais mon propre magasin. Je leur ai dit que la vente ne m’avait jamais intéressé. J’ai essayé de leur faire comprendre que la vente pure n’était nullement ma passion, ni même mon métier. Et pourtant, j’en ai vendu, des milliers de CD’S, de DVD, de livres sur la musique ! J’en ai vu, des milliers de clients sur ces 21 ans de présence au sein de la Fnac de Liège. Alors où se cache l’erreur ? Quel est donc ce paradoxe qui m’a fait vendre inlassablement alors que je ne suis pas un vendeur ? … Tentative d’explication.

On confond trop souvent travail et métier. Le travail, c’est le fait d’être en activité, vous bossez pour gagner votre vie, le métier, c’est certes du travail qui vous fait vivre, mais c’est mille fois plus que cela. C’est un processus de savoir-faire, de savoir-vivre, de savoir-écouter, etc. qui se conjuguent pour former une spécificité. Pour le métier, il faut de la passion… pour le travail, pas toujours ! Je n’ai pas perdu mon travail, j’ai perdu mon métier. Mais cette explication n’est pas suffisante. Je n’ai perdu qu’une partie de mon métier parce que, par ailleurs, je vais continuer à l’exercer de plus belle. Mon ami Jean-Pol disait dans un récent commentaire : « Nous continuons le combat ». Il a mille fois raison, lui qui a vécu un peu le même passage que moi il y a plusieurs années. Mais de quel combat s’agit-il ?

Pour moi, le métier de disquaire est d’abord un combat. Une lutte acharnée pour diffuser la musique à tous, pour la rendre accessible à tous. J’ai toujours défendu la responsabilité pédagogique du conseiller disquaire tant au sein du rayon qu’à l’extérieur. Proposer un cd à quelqu’un n’est, à mon sens, presque jamais un acte de vente pure, c’est un acte culturel et pédagogique. C’est ce que le monde des affaires a du mal à comprendre. Aujourd’hui, il faut vendre vite et beaucoup et peu importe la manière !

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Mais lorsque vous rencontrez un être humain, qu’il s’adresse à vous pour un conseil, vous ne pouvez lui offrir (je dis bien OFFRIR !) ce conseil que si vous lui accordez du temps, si vous êtes disponible. Car il faut apprendre à connaître cet individu, débusquer ses désirs, ses attentes et ses craintes face à ce qu’il vous demande. Il faut que vous déterminiez ce qu’il connaît et surtout comment il le connaît. En un mot, vous devez tenter de le comprendre, lui et sa démarche.

Bien souvent, sa question est maladroite, mal formulée, timorée. Il vous faut faire preuve non seulement de patience, mais aussi et surtout de psychologie. Le risque d’un contact traité avec trop de rapidité, d’une mauvaise écoute et d’une incompréhension n’est moins la vente que vous risquez de rater que le rejet pur et simple de son envie d’entrer dans le monde musical. Le métier, c’est arriver à donner le goût, inciter à la découverte, ramener la curiosité au premier plan afin que le patrimoine culturel qu’est la musique retourne justement à celui à qui il appartient, l’homme. Bannie donc cette attitude élitiste, ce jargon d’un autre âge, cette terrible façon de laisser penser et faire croire que la musique ce n’est pas pour tous. C’est un rapport de confiance qu’il faut viser. La personne que vous aurez écouté, à qui vous aurez donné ce qui LUI convient (ce n’est d’ailleurs pas toujours ce qui NOUS convient !), à qui vous aurez expliqué avec un langage simple et direct le pourquoi et le comment, cette personne-là, elle reviendra vous voir et elle saura qu’elle peut compter sur vous pour développer cette curiosité et ces émotions que vous aurez suscitées.

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Ne vous méprenez pas sur mes propos qui n’ont rien d’un populisme qui voudrait tout réduire à une illusoire simplicité. Il ne s’agit nullement de prendre les gens pour des assistés et encore moins de leur appliquer une condescendance insupportable. Trouver le bon ton, utiliser les bons mots, ce n’est pas là une vulgarisation réductrice, c’est une manière de nous assurer que notre interlocuteur comprendra notre idée. Le langage utilisé dépend donc de l’interlocuteur. Vous utilisez le « jargon » avec ceux qui le comprennent et vice versa. C’est une dimension que ne comprennent pas toujours les professionnels de la musique. Simplicité ne rime pas avec simplification !

Tous les individus qui fréquentent un disquaire ne cherchent d’ailleurs pas la même chose. Les plus pointus sont des mélomanes, des musiciens, des professionnels de la musique qui en connaissent souvent plus que le disquaire. Est-ce pour cela que l’échange est impossible ? Bien au contraire. L’échange est essentiel et là vous vous attendez à apprendre autant, si pas plus, de la part de votre interlocuteur. Combien de fois ai-je appris l’existence d’un enregistrement par un client ? Des centaines ! Combien de fois la question ou le propos d’un client a-t-il éveillé en moi des prises de conscience musicales et même existentielles. Je me souviendrai toujours, par exemple, comment, il y a bien longtemps, un habitué de mon rayon m’avait fait comprendre l’essence de la musique de Bruckner que je n’avais pas encore saisie : « Bruckner, c’est de la spiritualité, mon cher Monsieur ! » Ce fut comme une claque en plein visage. Il m’a alors fallu revoir ma copie et réécouter avec sérénité cette musique. Alors, ma perception musicale a changé. Aujourd’hui, Bruckner figure parmi mes compositeurs préférés, je ne le remercierai jamais assez !

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Et puis, il y a les habitués, ceux qui viennent toutes les semaines, parfois plusieurs fois par semaine, ceux avec qui se créent des liens de plus en plus forts, ceux qui deviennent de véritables amis. Ils vous font confiance et vous le leur rendez bien. On discute, le rayon devient un « salon où l’on cause » ! Et les propos dépassent bien souvent les disques, les concerts écoutés et la musique. On apprend à connaître leur famille, leur métier, ils évoquent leurs joies et leurs peines, leur vie. … Et vous comprenez vite que vous les aimez vraiment, qu’ils font partie de votre vie, qu’ils vous nourrissent de l’humanité qu’ils véhiculent. Vous ressentez le sentiment d’exercer le métier le plus extraordinaire… Ils achètent des disques, beaucoup de disques, mais à chaque fois qu’ils en prennent un, c’est parce que vous leur en avez parlé ou qu’ils l’ont découvert à travers la presse ou la radio et qu’ils vous en parlent. Véritable échange de vues. Magnifique !

Et puis, il y a tous ceux qui passent, une fois seulement, parce qu’ils visitent la ville, ne sont pas d’ici. Rapport souvent bref que je voulais toujours chaleureux et cordial. Les liégeois n’ont-ils pas cette réputation ? Il y a ceux que la musique classique n’intéresse pas et qui « doivent faire un cadeau » (l’expression m’a toujours amusé). Il faut les convaincre qu’ils devraient, eux aussi, s’y mettre… avec délicatesse, sympathie… et humour. Il y a enfin tous ceux qui sont perdus et posent des questions qui ne concernent pas la musique classique. Tous ces gens qui, en l’espace de quelques secondes, dévoilent une petite part de ce qu’ils sont. Visions parfois amusantes, visions trop souvent tragiques. On y mesure pleinement la misère humaine, c’est bouleversant. Alors, un seul mot d’ordre : écouter ! C’est souvent plus d’écoute que de CD dont ont besoin tous ces gens. De là à dire que le métier de disquaire, sous quelques aspects, est proche d’un métier social ? Je le crois effectivement !

Tout cela pour vous dire que ce poste avancé dans la vision des différentes facettes de notre société m’a été précieux, comme un voyage initiatique, pour comprendre que la culture doit se diffuser avec simplicité, bienveillance et passion, que pour mesurer à quel point transmettre la curiosité, le plaisir de la musique et l’émotion de l’art, est un acte pédagogique au vrai sens humain du terme. Car je crois et j’espère sincèrement que ce métier m’a rendu plus humain, qu’il m’a permis de trouver le ton le plus proche pour que le message fasse mouche. Ce langage nourrit désormais tous mes cours et conférences.

Et si bien souvent, la vente d’un CD était l’aboutissement de cette démarche, dans mon esprit, c’était moins l’argent engrangé que la satisfaction d’une communication réussie avec qui me comblait. Toutes vos marques de sympathies de ces derniers jours en témoignent, elles me réchauffent le cœur. En tournant cette page, j’en ouvre une autre que je veux aussi riche, plus même, il n’empêche, tout cela me manquera cruellement.

11 commentaires sur “Métier

  1. Merci de tout cœur pour votre message, Madame et Monsieur Dufourny. Vous avez été pendant de nombreuses années les témoins de ma propre évolution, de ma manière d’aborder la musique et toutes les relations extérieures que cette activité a suscité chez moi.
    Pour ma part, j’ai pu, avec vous, dépasser de très loin la cadre strict des rapports clients/vendeur et apprendre beaucoup de la vie. Tout cela restera toujours gravé en moi, je peux vous l’assurer. C’est vrai que ces derniers temps vous menaient plus rarement à Liège. Je n’ai pas pu vous prévenir lorsque j’ai décidé de quitter la Fnac et je me doutais bien que la surprise serait de taille.
    Sachez que vous resterez parmi ces « amis » que mon travail à la Fnac m’a permis de rencontrer. Je vous souhaite, à tous les deux, le meilleur et espère vous rencontrer dans d’autres circonstances.

  2. Cher Monsieur Onkelinx ,
    Après une absence de Liège de 4 mois ,je viens d’apprendre aujourd’hui avec consternation que vous n’étiez plus responsable du rayon classique de la FNAC.
    Les raisons qui ont motivé votre départ ne me regardent pas,je tiens seulement à vous témoigner toute ma sympathie , même avec du retard , en cette occurrence qui est , quoi qu’on en pense , une rupture plus ou moins brutale avec un style de vie enrichissant grâce aux contacts que vous saviez si bien préserver avec vos clients.
    Mon épouse et moi vous souhaitons de trouver dans vos autres activités la même émulation.
    Je tiens aussi à vous remercier personnellement pour tous les bons moments que nous avons passés lors de nos rencontres à votre rayon.
    Avec nos très sincères marques d’amitié pour vous-même et votre famille.
    Jacques et Micheline Dufourny.

  3. Cher Jean-Marc,
    Cherchant ce matin un CD dans mon b…azar, je suis retombé sur un CD reçu en cadeau sur ton conseil il y a plusieurs années.
    Mon fils m’avait demandé quel disque me plairait, pour un Noël sans doute. Je lui ai répondu : « Va à la FNAC au rayon classique, trouve Jean-Marc, si c’est pas lui tu te tires en courant, si c’est lui tu lui dis que bonjour et que tu es mon fils, tu me décris, il verra, et puis tu le laisses faire. »
    Résultat : Gulda joue Bach, un de mes plus grands plaisirs des dix dernières années.
    Ton attention à tes clients te permettait même de proposer le bon choix sans les voir ! Unique. Irremplaçable. Et tant pis pour les malheureux gamins qui devront offrir à papa le CD classé dans le top 10 des ventes sur Amazon.
    Je poste évidemment un lien vers ton splendide billet sur FB et G+, en espérant qu’il fasse réfléchir, selon la formule de ce « vieux » film italien : ‘Bisogna pensare’.
    A très bientôt, samedi sans doute 😉 !

  4. Merci pour votre message de soutien. Toutes ces marques de sympathie sont pour moi un vrai réconfort.
    Mais, comme vous le dites justement, je continue à être présent comme un « passeur de musique », j’aime beaucoup aussi cette expression, dans mes diverses activités avec la même passion et la même détermination. Faire partager la musique au plus grand nombre, que ce soient des mélomanes, des musiciens ou des novices procède d’une démarche pédagogique qui tend à rendre le patrimoine à celui à qui il appartient, l’Être humain.
    Mais convenons-en, il est bien paradoxal qu’une ville comme Liège, culturelle et musicale de tradition, qui abrite, à elle seule, un Orchestre philharmonique royal, un Opéra royal, un Conservatoire royal, plusieurs Académies de musique, de nombreux cycles de concerts et de conférences, ne possède plus, sur son territoire, de disquaire classique! La faute n’en revient pas à la Ville, mais à un marché difficile et à une incompréhension du métier de la part du monde des affaires.
    Qui sait, peut-être qu’un jour, un investisseur, comprenant l’intérêt supérieur de la culture pour l’identité des hommes, se lancera dans une nouvelle entreprise, avec un nouveau concept. J’écrirai bientôt sur ce blog quelques avis sur ce que devrait être une enseigne qui puisse allier commerce et « passage de culture »… Mais il se pourrait bien que ce soit une utopie de ma part que d’encore croire qu’un tel concept puisse se réaliser dans le monde actuel.
    Toute mon amitié.

  5. Comment trouver les mots appropriés ? j’ai tenté de vous présenté mon désarroi lors de quelques propos échangés ce mercredi soir avant votre prestation au Val d’Or , Nous avons eu le plaisir de discourir en quelques mots sur le patrimoine architectural Liégeois remis enfin en valeur , votre cessation d’activité commerciale , la perte inéluctable des « Disquaires Classique » en la Ville de Liège …Qui présente un Orchestre philarmonique digne de ce nom , un Opéra non moins digne et une absence totale de disquaire …
    Heureusement pour nous , il reste vos conférences , votre blog , vos billets , vos humeurs , parfois vos coup de gueules… Et surtout votre talent , votre générosité à faire partager votre passion et vos connaissances à tous les publics, sans distinctions , sans à priori … Monsieur Saenen n’aurait pu trouver plus approprié , « Passeur de Musique » Je le remercie vivement pour cela ..
    Le plaisir est à chaque fois renouvelé lors de vos interventions …
    Malheureusement , il n’est pas toujours possible d’y assister !

  6. Merci pour vos encouragements et votre sympathie. Rassurez-vous, je serai présent le plus souvent possible pour communiquer ma passion lors de cours et de conférences. Quant au blog, je le poursuis avec toujours autant d’enthousiasme. Au plaisir de nous rencontrer à nouveau.
    Très cordialement.

  7. Merci de tout cœur pour votre message. On se croisera, c’est sûr! En attendant, n’hésitez pas à me contacter via le blog ou le courriel. J’ai terminé votre roman… super… et inattendu… on en reparlera…!
    Bien amicalement

  8. Cher Jean-Marc,
    Ah que je te comprends… Très belle analyse.
    Je te souhaite une bonne continuation.
    Philippe « ex-Etincel » de Magnée

  9. Monsieur Onkelinx,
    Quel dommage : La Fnac, pour moi c’était le rayon classique et toutes vos explications tellement sympas ! Vos conseils ne m’ont jamais déçue.
    En espérant vous croiser, vous écouter en conférence,…
    Je suis certaines que de belles opportunités vont surgir dans le futur !
    Et surtout continuez votre blog, c’est tous les jours un beau moment que de lire vos articles superbement illustrés…
    Françoise Van wersch

  10. Cher Monsieur Onkelinx,
    La distinction que vous faites entre « travail » et « métier » est d’une lucidité rare et est cruciale. La seconde valeur est plus que souvent bafouée au détriment du rendement prêté à la première, qui elle ne cesse d’entre encouragée et valorisée, à vide en effet si elle n’est pas conjuguée à l’expérience et à la vie.
    C’est clair que vous allez me – et nous – manquer à la FNAC, mais au fond, il aurait été plus cruel de voir dépérir votre talent de « passeur de musique » dans un rayon réduit à peau de chagrin, sous la pression d’autres impératifs commerciaux. D’autres richesses vont s’offrir, d’autres perspectives s’ouvrir.
    Merci pour toutes ces années de proximité authentique, qui va se prolonger sur un autre mode, j’en suis sûr, comme par exemple ce très beau site que vous animez, et à travers d’autres occasions de rencontres.
    Avec toute mon amitié !
    Frédéric SAENEN

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