Grotesques en vrac…

«Je me suis souvent demandé: Est-ce parce que certaines gens sont fous qu’ils s’occupent de musique, ou bien est-ce la musique qui les a fait devenir fous ?… L’observation la plus impartiale m’a amené à cette conclusion: la musique est une passion violente, comme l’amour; elle peut donc sans doute faire quelquefois en apparence perdre la raison aux individus qui en sont possédés. Mais ce dérangement du cerveau est seulement accidentel, la raison de ceux-là ne tarde pas à reprendre son empire ; encore reste-t-il à prouver que ce prétendu dérangement n’est pas une exaltation sublime, un développement exceptionnel de l’intelligence et de la sensibilité.

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Hector Berlioz était, outre le métier de compositeur qu’on lui connait, une écrivain de talent et un observateur averti et critique de la vie musicale de son temps. Ses « Grotesques de la musique » (1859) témoignent de son sens de l’humour et du rendu littéraire d’anecdotes musicales.

Pour les autres, pour les vrais grotesques, évidemment la musique n’a point contribué au désordre de leurs facultés mentales, et si l’idée leur est venue de se vouer à la pratique de cet art, c’est qu’ils n’avaient pas le sens commun. La musique est innocente de leur monomanie.

Pourtant Dieu sait le mal qu’ils lui feraient si cela dépendait d’eux, et si les gens acharnés à démontrer à tout venant, en tout pays et en tout style, qu’ils sont Jupiter, n’étaient pas reconnus de prime abord par le bon sens public pour des monomanes !

D’ailleurs, il y a des individus qu’on honore beaucoup en les plaçant dans la classe des esprits dérangés ; ils n’eurent jamais d’esprit; ce sont des crânes vides, ou du moins vides d’un côté; le lobe droit ou le lobe gauche du cerveau leur manque, quand les deux lobes ne leur manquent pas à la fois. Le lecteur fera sans peine le classement des exemples que nous allons citer et saura distinguer les fous des hommes simplement… simples.

Il s’est trouvé un brave musicien, jouant fort bien du tambour. Persuadé de la supériorité de la caisse claire sur tous les autres organes de la musique, il écrivit, il y a dix ou douze ans, une méthode pour cet instrument et dédia son ouvrage à Rossini. Invité à me prononcer sur le mérite et l’importance de cette méthode, j’adressai à l’auteur une lettre dans laquelle je trouvai le moyen de le complimenter beaucoup sur son talent d’exécutant.

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« Vous êtes le roi des tambours, disais-je, et vous ne tarderez pas à être le tambour des rois. Jamais, dans aucun régiment français, italien, anglais, allemand ou suédois, on ne posséda une qualité de son comparable à la vôtre. Le mécanisme proprement dit, le maniement des baguettes, vous fait prendre pour un sorcier par les gens qui ne vous connaissent pas. Votre fla est si moelleux, si séduisant, si doux! C’est du miel! Votre ra est tranchant comme un sabre. Et quant à votre roulement, c’est la voix de l’Éternel, c’est le tonnerre, c’est la foudre qui tombe sur un peuplier de quatre-vingts pieds de haut et le fend jusques en bas. »

Cette lettre enivra de joie notre virtuose; il en eût perdu l’esprit, si la chose eût été possible. Il courait les orchestres de Paris et de la banlieue, montrant sa lettre de gloire à tous ses camarades.

Mais un jour il arrive chez moi dans un état de fureur indescriptible : « Monsieur! On a eu l’insolence, hier, à l’état-major de la garde nationale, de m’insinuer que votre lettre était une plaisanterie, et que vous vous étiez (si j’ose m’exprimer ainsi), f… moqué de moi. Je ne suis pas méchant, non, on le sait. Mais le premier qui osera me dire cela positivement en face, le diable me brûle si je ne lui passe pas mon sabre au travers du corps!… »

Pauvre homme ! Il fut l’évangéliste du tambour ; il se nommait Saint-Jean.

Un autre, l’apôtre du flageolet, était rempli de zèle ; on ne pouvait l’empêcher de jouer dans l’orchestre dont il faisait le plus bel ornement, alors même que le flageolet n’y avait rien à faire.

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Il doublait alors soit la flûte, soit le hautbois, soit la clarinette ; il eût doublé la partie de contrebasse, plutôt que de rester inactif. Un de ses confrères s’avisant de trouver étrange qu’il se permit de jouer dans une symphonie de Beethoven: « Vous mécanisez mon instrument, et vous avez l’air de le mépriser! Imbéciles! Si Beethoven m’avait eu, ses œuvres seraient pleines de solos de flageolet, et il eût fait fortune. Mais il ne m’a pas connu; il est mort à l’hôpital.»

Un troisième s’est passionné pour le trombone. Le trombone, selon lui, détrônera tôt ou tard et remplacera tous les autres instruments. Il en est le prophète Isaïe. Saint-Jean eût joué dans le désert ; celui-ci, pour prouver l’immense supériorité du trombone, se vante d’en avoir joué en diligence, en chemin de fer, en bateau à vapeur, et même en nageant sur un lac de vingt mètres de profondeur. Sa méthode contient, avec les exercices propres à enseigner l’usage du trombone en nageant sur les lacs, plusieurs chansons joyeuses pour noces et festins. Au bas de l’un de ces chefs-d’œuvre est un avis ainsi conçu : « Quant on chante ce morceau dans une noce, à la mesure marquée X, il faut laisser tomber une pile d’assiettes ; cela produit un excellent effet. »

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Les 200 trombones de Jean-Jacques Grandville (1803-1847), caricaturiste romantique français qui a souvent illustré les activités ou les propos de son compatriote compositeur Hector Berlioz.

« Un célèbre chef d’orchestre, faisant répéter une ouverture nouvelle, répondit à l’auteur qui lui demandait une nuance de piano dans un passage important : « Piano, monsieur ? Chimère de cabinet ! »

J’en ai vu un autre, pensant diriger quatre-vingts exécutants, qui tous lui tournaient le dos.

Un troisième, conduisant la tête baissée et le nez sur les notes de sa partition, ne s’apercevait pas plus de ce que faisaient les musiciens que s’il eût de Londres dirigé l’orchestre de l’Opéra de Paris.

Une répétition de la symphonie en la de Beethoven ayant lieu sous sa direction, tout l’orchestre se perdit ; l’ensemble une fois détruit, une terrible cacophonie ne tarda pas à s’ensuivre, et bientôt les musiciens cessèrent de jouer. Il n’en continua pas moins d’agiter au-dessus de sa tête le bâton au moyen duquel il croyait marquer les temps, jusqu’au moment où les cris répétés : « Eh ! Cher maître, arrêtez-vous, arrêtez-vous donc ! Nous n’y sommes plus ! » suspendirent enfin le mouvement de son bras infatigable. Il releva la tête alors, et d’un air étonné : « Que voulez-vous ? Qu’est-ce qu’il y a ?
–    Il y a que nous ne savons plus où nous en sommes, et que tout est en désarroi depuis longtemps.
–    Ah ! Ah !… »

Il ne s’en était pas aperçu.

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Ce digne homme fut, comme le précédent, honoré de la confiance particulière du roi, qui le comble d’honneurs, et il passe encore dans son pays, auprès des amateurs, pour une des illustrations de l’art. Quand on dit cela devant des musiciens, quelques uns, les flatteurs, gardent leur sérieux »

Hector Berlioz, Les Grotesques de la musique, 1859.