Lucrezia Buti…

Parmi les peintres italiens du XVème siècle, Sandro Botticelli (1446-1510) est aujourd’hui le plus familier du grand public. On lui attribue l’introduction d’une sensibilité toute poétique à la rigueur intellectuelle de la Renaissance. Parfois, on qualifie même son « maniérisme » de prébaroque. Si depuis le XIXème siècle, il est au sommet de la hiérarchie des peintres, on a peut-être moins bien retenu le nom et l’œuvre de celui qui a été son professeur dès 1465 et, sans doute, celui qui a pu faire germer en ce sens de la sensualité intégrée aux sujets religieux, Fra Filippo Lippi.

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Fra Filippo Lippi, Autoportrait dans le cycle de fresques Scènes de la vie de la Vierge, cathédrale de Spolète.

Né à Florence vers 1406, Fra Filippo Lippi, orphelin dès l’âge de huit ans, entra dès ce moment au couvent des Carmes de sa ville natale. Nous savons qu’il montra peu d’aptitudes pour les études et, de bonne heure, de grandes dispositions pour le dessin et la peinture. Dans son couvent, il copia les fresques de Masaccio et il semble bien qu’il portait déjà le froc des frères lorsqu’il quitta le couvent en 1731, car les carmes de Florence, malgré les événements de la vie de Filippo, le considérèrent toujours comme l’un des leurs.

Hors du monastère, il mène une vie scandaleuse et aventureuse, ne montrant aucun respect pour l’habit religieux. Il perdit les bénéfices ecclésiastiques qu’il percevait, fut mis en prison, on dit même qu’il fut torturé. Selon Vasari, ayant été enlevé par les pirates qui croisaient au large d’Ancône, il ne fut relâché qu’au bout de dix-huit mois, moment où il regagna Florence, en 1456, pour ne plus cesser de produire des œuvres de première importance dans l’Histoire de l’art. Travaillant pour les religieuses de Sainte-Marguerite à Prato, il y séduit, à cinquante ans, une jeune nonne qui n’a pas vingt ans. La jeune fille, Lucrezia Buti, et lui-même prennent la fuite pour échapper à la justice florentine, mais Cosme de Médicis, son protecteur et mécène qui l’admire beaucoup, parvient à influencer le pape Pie II pour qu’il accorde grâce aux tourtereaux qui pourront vivre ensembles. Leur union donnera un enfant, en 1457, un fils, Filippino, qui deviendra, lui aussi, un peintre génial recevant ses leçons, non de son père mort trop jeune, mais de Botticelli lui-même et une fille, Alessandra, née en 1465.

Lippi reprit tout de même ses travaux à la cathédrale de Prato, œuvre gigantesque (Vie de Saint Jean Baptiste, Histoire de Saint Étienne) qu’il ne termina qu’en 1464. C’est alors que les magistrats de Spolète lui demandèrent, vers 1467, une importante décoration dans la cathédrale (Vie de la Vierge).

 

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Il ne parvint pas à terminer. Sa mort en 1469 toucha beaucoup ses protecteurs qui lui firent élever un splendide tombeau dans la cathédrale de Spolète. Quant à ses œuvres inachevées, c’est son élève, Fra Diamante qui reçut la mission de les terminer. Fra Filippo Lippi est connu pour ses nombreuses représentations de la Vierge qui sont restées célèbres pour l’élégance des silhouettes et la finesse des traits de leur visage.

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La Vierge à l’Enfant et deux anges, que vous pouvez observer ci-dessus, peinte dans le deuxième tiers du XVème siècle (bois avec de la tempéra, peinture à base de jaune d’œuf). et conservée aux Offices de Florence, symbolise bien cette tendance à lier le spirituel au sensible, l’une des influences profondes qu’il aura sur Botticelli. Le sujet, somme toute assez banal, montre également cette capacité du peintre à donner à une scène purement sacrée, l’apparence d’une scène profane. Comment ne pas voir, dans le merveilleux visage de marie, le portrait de sa jeune maîtresse Lucrezia ?

Assise sur un luxueux fauteuil dont on aperçoit l’accoudoir, la Vierge Marie, richement vêtue et parée nous touche d’emblée. La pureté des courbes, la douceur des teintes de la peau, les lèvres sensuelles et les yeux remplis à la fois d’une extraordinaire bienveillance et d’une mélancolie que les peintres de la mouvance de l’Empfindsamkeit, au XVIIIème siècle se plairont à retrouver séduisent et emportent d’emblée notre regard et notre âme. Observez la richesse de sa coiffure, la finesse des voiles et la complexité de ses plis.

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On en viendrait presque à oublier que la Vierge n’est pas seule sur le tableau, bien loin de là ! Car ce qui fait la spécificité traditionnelle d’une telle scène, c’est évidemment la présence de l’Enfant Jésus, essentielle à la rhétorique. Mère et Fils ne se regardent pas. Marie est plongée dans sa prière avec humilité, ses mains jointes en témoignent. C’est Jésus que l’on voit en premier lorsqu’on aborde la scène, mais bientôt, son regard porté vers Marie nous conduit à la contempler. Jésus est potelé et mis en relief comme l’artiste d’un bas-relief l’aurait fait, lui tend les bras. Le bambin s’abandonne dans la perspective de se serrer contre sa maman et toute son expression semble tendre vers ce désir.

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Derrière elle se trouve un paysage fait d’un paysage marin à gauche, de falaises à droite, d’une enceinte de ville et d’un superbe ciel vespéral. La relative obscurité du paysage renforce l’éclairage de la scène qui illumine de manière très subtile la Vierge et l’Enfant. Symbole sans doute du contraste entre le bien-être chaleureux des personnages et un monde extérieur sombre, donc assez triste, la luminosité concoure à la rhétorique globale de la scène.

 

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De même, deux lignes de force s’opposent et se complètent. La première est verticale et sépare Marie du groupe des enfants. La seconde est horizontale et relie la Christ à sa mère par le mouvement de ses bras. Symbole du rapprochement.

Il est porté par deux anges, dont celui de l’arrière n’est visible par une partie de son visage. On devine son ravissement d’être l’acteur d’une telle scène. Quant à l’autre, il est presqu’entièrement visible, habillé d’une tunique blanche sur laquelle sont plaquées les ailes, attributs des anges, son visage bien sympathique semble cependant plus regarder vers le spectateur que vers la sainte famille. Distrait, il s’amuse de la scène et voudrait nous faire partager sa joie. En parfaite similitude avec le Christ, il possède une tête bouclée blonde et un regard qui l’apparente au bambin. Il est une véritable invitation à entrer dans l’œuvre et à méditer un peu sur la scène… finalement pas très orthodoxe.

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Scène plus familière que les habituelles Vierges à l’enfant, on a l’impression de participer à un moment d’intimité au sein d’une famille normale. N’est-ce pas là que se trouve tout le génie de Lippi, qui propose un parallèle entre la vie de chaque mère et celle de Marie ? Lui qui avait séduit cette jeune nonne, qui avait obtenu le droit de l’aimer légalement, amour partagé, d’ailleurs et qui avait donné naissance à ce petit Filippino, pouvait sans doute éprouver cette joie, cette beauté familiale simple et intense et faire un parallèle rhétorique, certes très audacieux pour l’époque, entre l’expression sacrée et la tendresse intime. C’est là que l’on peut distinguer ce qui sera transmis à Botticelli, une réappropriation formidable de la sensualité de la vie, ce qu’on nomme le « maniérisme », mais dont le nom, comme plus d’une étiquette, est bien réducteur et péjoratif quand on pense au chemin de la pensée artistique qui parvient à atteindre son but.

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Sandro Botticelli, Portrait de Simonetta Vespucci (vers 1476)

Une chose est sûre, la phrase avec laquelle, d’après Vasari, Cosme de Médicis parvint à convaincre le pape d’unir la famille Lippi était prophétique et visionnaire : « Si un artiste a véritablement du talent et quelque vice, même laid et que la morale réprouve, son talent cachera ce dernier… ». Il ne faisait alors que respecter un concept bien représentatif de la Renaissance et qu’il voulait appliquer autour de lui : « Les esprits rares sont des formes célestes et non de stupides cochers » !