Je redonnais hier matin à Charleroi un cours sur la musique de la Grèce antique. Je vous en avais déjà parlé il y a quelques semaines, vous pouvez relire ce billet ici. Il y était question de la place privilégiée qu’occupait la musique au sein de la civilisation grecque, puisque elle y figurait parmi les arts majeurs et contribuait à l’équilibre de la Cité comme de l’individu. Pas surprenant, donc qu’on la pensait directement inspirée par les Muses, qu’on l’enseignait avec systématisme, que les philosophes et les penseurs la plaçaient au centre de leurs préoccupations et qu’enfin, elle figurait au cœur des théories du monde les plus élaborées. L’exemple seul de Pythagore et de son système des proportions qui animent les sphères, l’univers, selon les mêmes rapports mathématiques que la musique est significatif. La musique véhiculait donc une part de l’essence et de la vérité du monde.
Cette dernière notion est également à mettre en rapport avec le fameux Mythe de la Caverne que Platon, au Vème siècle, a exprimé comme l’essence de sa philosophie. Ce récit se présente comme une allégorie qui illustre la situation des hommes par rapport à la vraie lumière, c’est-à-dire par rapport à la vérité.
Platon, copie du portrait exécuté par Silanion pour l’Académie vers 370 av. J.-C
« Supposons des captifs enchaînés dans une demeure souterraine, le visage tourné vers la paroi opposée à l’entrée, et dans l’impossibilité de voir autre chose que cette paroi. Elle est éclairée par les reflets d’un feu qui brûle au dehors, sur une hauteur à mi pente de laquelle passe une route bordée d’un petit mur.
Derrière ce mur défilent des gens portant sur leurs épaules des objets hétéroclites, statuettes d’hommes, d’animaux, etc…. De ces objets, les captifs ne voient que l’ombre projetée par le feu sur le fond de la caverne. De même, ils n’entendent que les échos des paroles qu’échangent les porteurs. Habitués depuis leur naissance à contempler ces vaines images, à écouter ces sons confus dont ils ignorent l’origine, ils vivent dans un monde de fantômes qu’ils prennent pour des réalités.
Soudain, l’un d’entre eux est délivré de ses chaînes et entraîné vers la lumière. Au départ, il en est tout ébloui. La lumière du soleil lui fait mal, il ne distingue rien de ce qui l’entoure. D’instinct, il cherche à reposer ses yeux dans l’ombre qui ne le blessait pas. Peu à peu, cependant, ses yeux s’accoutument à la lumière, et il commence à voir le reflet des objets réfléchis dans les eaux. Plus tard, il se sent prêt à en affronter la vue directe. Enfin, il deviendra capable de soutenir l’éclat du soleil.
C’est alors qu’il réalise que sa vie antérieure n’était qu’un rêve sombre, et il se met à plaindre ses anciens compagnons de captivité. Mais s’il redescend près d’eux pour les instruire, pour leur montrer le leurre dans lequel ils vivent et leur décrire le monde de la lumière, qui l’écoutera sans rire, qui donnera surtout créance à sa révélation ? Les plus sages eux-mêmes le traiteront de fou et iront jusqu’à le menacer de mort s’il s’obstine ».
Illustration du Mythe de la Caverne de Platon.
Cette formidable allégorie sera reprise par bon nombre de philosophes occidentaux de tous les temps. On comprend donc que si la musique peut exprimer la substance du monde, elle permet, de notre vivant d’avoir une « prémonition » de cette vérité évoquée par le mythe de Platon. Tout un programme que les compositeurs ne manqueront pas de prendre comme une responsabilité leur rôle de créateur.
Cela relie en fait mon cours d’hier matin avec celui de l’après-midi où je parlais de la fameuse et trop méconnue Missa solemnis (1823) de Beethoven qui, en tant que nouveau Prométhée, crée une œuvre unique, certes difficile et parfois fastidieuse, mais qui véhicule l’essence du monde. Il y dépasse, et de loin, le propos du texte de la Missa dont le compositeur ne change pourtant pas un mot.
Bourdelle, E-A, Buste de Beethoven
En grand admirateur de la Grèce antique, Beethoven a le sentiment que sa musique peut représenter ce qui nous conduit vers la lumière, qui nous révèle la vraie valeur et les affects du texte sacré. Il ne se contente pas de le citer, il le commente avec tant de force, avec une rhétorique très personnelle bien différente de ses contemporains et de ses prédécesseurs. Chaque mot est littéralement exploité pour ce qu’il révèle d’archétypal pour l’Homme. Il nous transporte bien au-delà d’une foi religieuse, dans la contemplation de l’infini. Bach l’avait fait génialement dans sa Messe en si mineur, mais dans un tout autre esprit. Bach n’est pas Beethoven, l’époque et l’esprit des deux hommes sont différents et complémentaires. Pour Beethoven c’était sans doute là, avant l’Hymne à la Joie (1824), sa manière d’accéder à la vérité platonicienne mainte fois approchée. Et une fois de plus, c’est la musique qui joue ce rôle extraordinaire de catalyseur de l’essence du monde.
Une œuvre à redécouvrir avec, par exemple, la nouvelle version que Philippe Herreweghe vient d’éditer sur son label discographique Phi… entre la Grèce antique et Beethoven, la boucle est bouclée !