Arcadie…

Ils sont bien nombreux ceux qui, en cette période hivernale, aspirent au calme, au dépaysement et à l’évasion. Cette envie d’ailleurs, de répit dans la vie quotidienne fait partie des habitudes de nos contemporains. Si tous ne partent pas dans les contrées lointaines à la recherche d’une autre forme de bonheur, beaucoup ont l’imaginaire tendu vers un idéal que nos sociétés, par la force des choses, ont dévalorisé. Que cherchent les voyageurs ? Une détente, de la découverte, du repos, du soleil et de la lumière, des paysages et d’autres manières de vivre, toutes ces choses qui nous donnent l’impression d’une véritable découverte. S’il arrive que les voyages déçoivent, comment ne pas s’émerveiller devant les richesses innombrables du monde ? Mais souvent, ce que l’être humain désire trouver n’est rien d’autre qu’un de nos archétypes les plus fondamentaux, celui de l’Arcadie.

 

En voilà une drôle d’idée qui m’est, une fois de plus, venue évoquant, dans le cadre de deux conférences récentes la notion d’Arcadie et en laissant divaguer mon imagination tout en observant l’œuvre de Paul Signac (1863-1935) nommée Au temps d’harmonie (1894).

 


Paul Signac - Au temps d'anarchie, 1893 small
 

 


On y distingue une variété de personnages insouciants sur les rivages de la Méditerranée dans un décor paisible, détendu et lumineux. Tout y semble facile, simple. La vie coule sans l’ombre d’une tragédie, comme une utopie que le peintre a voulu ressusciter. La vision de ce tableau me fait penser aux nombreuses descriptions de l’Arcadie, cette région présentée depuis l’antiquité comme le paradis terrestre. Entendons-nous, un paradis profane, pas celui de la Bible. Un pays imaginaire où tout coule paisiblement, où les bergers dansent, sont joyeux, une contrée jamais ternie par le ciel gris. En Arcadie, tout est simple et le besoins sont ceux de l’amour, de la musique des bergers, des danses. Les nymphes y sont légion, la verdure, les fleurs, les arbres, les rivières et même les montagnes rient de bonheur. N’est-ce pas là le vestige le plus ancien de notre quête de bonheur.

 

Mais ce bonheur total n’existe que dans notre imagination. Car une telle insouciance ne peut toucher que ceux que le temps ne concerne pas. L’Arcadie, dans sa conception bucolique, celle du poète Virgile, est un pays où le temps ne règne pas en maître, où l’homme est libéré de l’éphémère. C’est donc une véritable utopie, une de celles que nous cherchons dans nos voyages … en vain ! Seule notre imagination peut la reproduire, seuls nos rêves peuvent la concevoir. Mais vous ne la trouverez jamais. Vous en aurez parfois la prémonition, l’illusion… et ce n’est déjà pas rien ! Malgré cela, le temps des vacances fuit comme celui du travail et le voyage « aller » est presque toujours suivi de celui du retour. On en garde des images fabuleuses, mais le constat s’impose : ce n’est pas encore l’Arcadie.

 

Et pour cause ! Ces contrées légendaires n’existent que dans nos fantasmes, dans ceux qui nous verraient bien jouir éternellement de la félicité terrestre. Les artistes ont eux aussi rêvé de l’Arcadie. Mais pour eux, la géographie se mute en âge d’or. Il ne s’agit plus d’une contrée définie, mais d’une époque lointaine, très lointaines où les hommes n’étaient pas encore assujettis au temps. Et là, voilà la Bible qui me revient en mémoire. Le fameux Jardin d’Eden, celui qui n’a pas encore vu les pommes interdites et où Adam et Eve, dans leur nudité première et naturelle, vivent sans la contrainte du temps. Le temps fait partie de leur punition et leurs vêtements aussi ! Ah ! Cette pomme ! Ah ! Ce serpent ! On en a écrit des livres sur cette vieille histoire, sur cette métaphore poétique de notre mortalité. Et depuis, on recherche ce paradis perdu, cette Arcadie, cet Âge d’or irrémédiablement disparu.

Les peintres aussi ont vu clair. Quand Poussin (1594-1665) peint ses deux tableaux consacrés à l’Arcadie, il place les bergers à la limite du non temps et du temps. Les Bergers d’Arcadie (1638) montrent effectivement l’introduction, au cœur même du havre de paix, la notion de l’éphémère. Trois bergers découvrent une tombe portant l’inscription : « ET IN ARCADIA EGO ». Deux traductions sont possibles. La première : « Moi aussi, j’ai vécu en Arcadie » est un contresens puisque le terme Arcadie implique l’absence de disparition et donc de tombeau. Mais en respectant la syntaxe latine, on devrait traduire par « Et même en Arcadie, j’existe », c’est alors la mort qui parle en rappelant aux vivants son omniprésence. L’Arcadie est donc éphémère, le bonheur humain est donc périssable tout comme sa vie. Poussin affirme ici la toute puissance du temps sur toutes choses.

 


PoussinBergersArcadie

 


C’est ce même Âge d’or qui s’achève dans le mythe d’Orphée lorsque la belle Eurydice est mordue par le serpent (Tiens ! Encore celui-là !) mettant fin à l’insouciant bonheur. Les compositeurs sauront s’en rappeler, depuis Monteverdi à Stravinsky en passant par Gluck, Liszt et bien d’autres encore. Mais des représentations de l’Arcadie, il y en a beaucoup en peinture et en littérature. Tiens, cette peinture de Signac me rappelle une autre, de Matisse (1869-1954), cette fois : Luxe, calme et volupté (1904). Encore une Arcadie de bord de mer. Ses milliers de touches de couleurs sur fond clair et ses personnages dont la nudité est réellement impossible à cette époque sur une plage créent une sensation de bien-être et de sérénité. Le moment figuré semble irréel, comme l’écho d’un monde lointain et oublié qui n’a peut-être même jamais existé. Son titre, tiré du poème « Invitation au voyage » de Charles Baudelaire assume d’ailleurs son caractère abstrait. C’est bien encore de l’Arcadie qu’il s’agit, de ce monde insouciant qui fait partie de l’inconscient collectif. Ici, comme chez Signac, aucune autre signification ne peut survenir, c’est bien un idéal d’intemporalité, de bonheur et d’éternelle jeunesse. Ce sont des allégories du bonheur, de celui que nous voudrions tous retrouver.

 


Matisse, Luxe, calme et volupté

 

 


Hélas, tous nos voyages, réels ou imaginaires ne peuvent nous procurer ce bonheur total dégagé de toutes nos angoisses. N’en tirons pas non plus la pessimiste conclusion que l’homme n’est sur terre que pour mourir, car les bonheurs, aussi éphémères soient-ils, existent bel et bien, mais, comme toujours, les hommes en veulent plus. Ils rêvent de l’inaccessible depuis toujours. Prométhée nous l’enseignait déjà. Encore une fois, l’art vient nous parler directement et nous donner la leçon. L’art, véhicule des passions humaines, a cette fonction essentielle de nous faire ressentir à la fois cette plénitude intemporelle et son impossibilité. Superbe évasion que ce voyage à travers trois peintures emblématiques de notre histoire ! Décidément, les philosophes ont toujours eu raison de considérer l’art comme un moyen d’aller au plus profond de nos problèmes existentiels, je le réalise plus chaque jour.