Cinquième!

Après la superbe interprétation de la Cinquième symphonie de G. Mahler par l’Orchestre philharmonique royal de Liège dirigé par son chef, le viennois Christian Arming, je ne résiste pas à vous resservir ce long billet qui tente d’aborder une bonne part des aspects de cette eouvre exceptionnelle. Vous avez tout le week-end pour le lire, bien à votre aise… et surtout pour (ré)écouter l’une des oeuvres les plus bouleversantes de l’Histoire de la musique. Bon week-end à tous… avec Mahler!

La cinquième symphonie inaugure une phase nouvelle de l’évolution de la pensée mahlérienne. Elle constitue, en effet, le premier volet de trois symphonies purement instrumentales. En dehors de la première, toutes les symphonies faisaient appel aux voix de manière épisodiques, joignant ainsi le lied et le chœur à la forme symphonique. Jugeant le mot désormais superflu dans ce type de musique, Mahler compte atteindre la profondeur dans l’abstraction des couleurs orchestrales. La présence d’un texte, trop liée à la notion de programme, disparaît temporairement (la voix ne sera plus utilisée dans la symphonie que pour la huitième). Comme l’âme, la musique s’exprimera au delà d’un texte.

 

 

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Caricature de Mahler par Oscar Garveus

 

 

Cependant, les citations instrumentales de lieder et de thèmes déjà entendus sont fréquentes et nous ramènent à la notion de programme sous-jacent. Ainsi le premier motif de la cinquième est déjà présent au cœur du premier mouvement de la quatrième. Mieux encore, l’ambiance de la marche funèbre correspond au lied « Der Tamburg’sell » (Le petit tambour), pièce remplie de drame et de mort. Ces réminiscences musicales apportent un sens à l’œuvre et confirment son esprit pessimiste.

Composée entre 1901 et 1903, la Cinquième est notamment contemporaine de 3 des Kindertotenlieder. Elle en partage d’ailleurs le même caractère funèbre. La partition fut ensuite révisée à plusieurs reprises, la dernière étant de 1911. La première eut lieu à Cologne le 18 octobre 1904 avec un succès, comme toujours, très mitigé. Une hémorragie intestinale presque fatale en février 1901 le confronte à sa propre mort. Plus rien n’est comme avant, un changement radical dans son style, dans sa narration musicale s’impose, mettant fin à sa période « Wunderhorn » (rappelons-nous les nombreuses et débutant sa période « Rückert » (du nom du cycle de lieder qu’il met en musique cette même année). La marche funèbre (« Trauermarsch ») qui ouvre l’oeuvre est donc sa propre marche, résignée, vers la mort. Toutefois, la structure générale de la symphonie, du sombre rythme de marche jusqu’au climax de l’ultime choral dans le Rondo-Finale, aimerait montrer une victoire face à la mort, un renouveau face à la fatalité. La rencontre puis le mariage avec Alma Schindler pendant la composition de la Symphonie n’y est peut-être pas étrangère.

Les cinq mouvements qui composent la symphonie s’articulent en trois parties de manière symétriques. La première est formée de la juxtaposition de deux mouvements antagonistes, une lente marche funèbre suivie d’un vaste mouvement agité et tempétueux de forme sonate. Un énorme scherzo alliant valses, laendler et développements graves compose la deuxième partie, centre de gravité de l’œuvre. Enfin, le troisième volet s’ouvre par le célèbre Adagietto, immortalisé par Visconti dans « Mort à Venise » et s’achève par un grand rondo final aux allures triomphantes.

 

   1. Trauermarsch. In gemessenem Schritt. Streng. Wie ein Kondukt
   2. Stürmisch bewegt. Mit größter Vehemenz
   3. Scherzo. Kräftig, nicht zu schnell
   4. Adagietto. Sehr langsam
   5. Rondo-Finale. Allegro — Allegro giocoso. Frisch

 

Le climat du premier mouvement est très sombre et pesant. On est bien loin de la paix qui semblait règner à la fin de la Quatrième. Ici, tout est crépusculaire et sans espoir. La mort semble avoir triomphé du monde. La sonnerie de trompette, presque militaire, retentit comme le destin (remarquons au passage l’allusion à la Cinquième de Beethoven) qui s’abat sur l’homme en pleine désillusion. Tout l’orchestre la rejoint dans une ambiance de catastrophe.

 

 

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Bruegel, Le Triomphe de la mort (Prado, Madrid, 1562, 117×162 cm)

 

Un second thème, plus mélodique et apaisant, semble vouloir équilibrer le drame. L’alternance tragique des deux éléments donne à cette vaste marche funèbre un caractère désespéré. dans un développement particulièrement agité, il semble tout à fait clair que le motif du destin a pris le dessus et que la consolation n’est qu’un simple illusion. La tonalité tragique d’ut dièse mineur renforce encore cette impression de ténèbres. Le mouvement se termine en nous plongeant dans un néant sans espoir.

 

 

 

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Le deuxième mouvement est tourmenté et agité; écrit dans la tonalité de la mineur, autre tonalité tragique ; il se présente comme un « second premier mouvement ». Il développe de nouveaux thèmes et amplifie ceux de la marche. Il véhicule une angoisse de tous les instants.

Sturmisch bewegt (vif). Avis de tempête! L’univers semble se déchaîner. L’orchestre rugit de toutes parts, les dissonances pleuvent et les objets sonores cataclysmiques terrassent encore l’homme sous leur poids. Il nous faut l’entendre gémir, rauquement, dans les violoncelles et les contrebasses.  Le début de l’exposition ne comporte pas de véritable thème, mais seulement un court ostinato des basses, suivi d’un motif agité en gammes montantes et descendantes. L’authentique premier sujet n’apparaîtra qu’ensuite, aux premiers violons.

Quant au second thème, nettement plus lent, il n’est autre qu’une citation presque littérale du second de la marche initiale. Le développement amplifie encore l’angoisse et la fièvre qui atteignent des paroxysmes rarement surpassés dans tout le répertoire symphonique. Telle est la violence des sentiments ici libérés, révolte, désespoir, frénésie douloureuse.  Dans la réexposition, les deux sujets, si fortement contrastés auparavant, finissent par se confondre.  

Un choral en ré majeur joué par tous les vents semble libérer la tension accumulée en une anticipation de celui qui interviendra plus longuement dans le final.Il ne possède d’ailleurs pas la force nécessaire pour emporter toute la tragédie sur son passage. Il n’est qu’une prémonition, sorte de vision éphémère de la libération, de la rédemption, même, que peut signifier le choral orchestral dans la suite de ceux d’Anton Bruckner. Cette victoire reste sans lendemain et tout s’achève dans la nuit, l’angoisse et le mystère. « La vieille tempête se réduit à un écho impuissant » (Theodor Adorno).

Après une longue pause demandée par G. Mahler lui-même, la deuxième partie débute. C’est, cette fois, un lumineux ré majeur, déjà entendu dans le choral, qui est à la base du mouvement, le plus long de la symphonie. La plus grande partie de cette page est bercée par une lumière positive évoquant l’appel de la nature. Mais de nombreuses ombres traversent l’orchestre en évoquant le destin tragique de l’homme.

Ce scherzo, puisqu’il faut bien en nommer la forme, est interrompu par des danses villageoises (laendler) qui alternent avec les valses d’inspiration viennoise. Les commentateurs affirment bien souvent que l’élément parodique est absent de cette pièce. Pourtant, on sait que les valses de salon  évoquent pour Mahler un monde fait de superficialité (il détestait les grandes réceptions et les bals mondains), sorte de vertige qui permet d’oublier, l’espace d’un instant, la réalité du monde et le destin de l’homme. La valse, pour Mahler est l’équivalent de la fuite.

Mahler ne se réfugie donc pas, comme le faisait Schubert, dans la danse en tant que manifestation poétique du bonheur et de l’insouciance un peu naïve de l’enfance.Pourtant, nous aussi, nous sommes séduits par l’envoûtant pouvoir des valses et Mahler sait y faire. Il nous entraine dans ce tourbillon, dans ce vertige existentiel qui finit par nous ramener chaque fois, et cruellement, à la réalité du monde avec, vers la fin du morceau, un sentiment véritable de peur panique et de débâcle généralisée, chaos du monde et désarroi de l’individu… Rien n’a changé!

Le cor solo, parfois placé au devant de la scène tant son rôle est ici concertant constitue le fil conducteur du mouvement. Il est, en quelque sorte, la bouffée d’oxygène d’un Mahler qui y entend l’appel de la montagne et de la nature.

 

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Le fameux Adagietto inaugure la troisième partie de la symphonie. Il nous propose une ambiance toute différente et encore plus ambiguë. De nombreux musicologues y ont décelé une déclaration d’amour de Gustav à Alma. Selon le grand chef d’orchestre Willem Mengelberg, Mahler aurait envoyé le mouvement à peine achevé à Alma. Celle-ci aurait immédiatement saisi le message et serait venue le voir sans tarder. Si cette pièce est un véritable chant de l’âme, on ne peut cependant s’empêcher de le rapprocher d’un des Rückertlieder de 1901 « Ich bin der Welt abhanden gekommen » (Je suis détaché du monde). Il en utilise les procédés de suspension du temps et d’ambiguïté tonale. Bien au delà d’un simple chant d’amour romantique, l’Adagietto ressemble à une avancée spirituelle, à une entrevue de l’au-delà que Mahler avait déjà annoncé dans Urlicht de la Deuxième symphonie, dans le grand final lent de la Troisième ainsi que dans le sublime mouvement lent de la Quatrième. Un « adieu » qu’il tentera de décrire jusque dans les adieux du Chant de la Terre et du final de la Neuvième symphonie. Le lumineux fa majeur et l’orchestration réduite favorisent la suspension, le détachement et un profond sentiment de fusion avec l’univers, la Nature de l’homme romantique (on sait par ailleurs que la tonalité de fa majeur est celle de la « Pastorale »et des nombreuses évocations de la nature en musique).

 

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Alma Mahler

 

 

Mais, comme je l’ai souligné déjà de nombreuses fois dans notre parcours à travers les symphonies de Gustav Mahler, Amour et Adieu sont profondément liés dans la pensée du compositeur. En effet, l’Amour, dans ce qu’il a de plus total est une passerelle vers l’Absolu et ce dernier n’est possible que dans un total renoncement. L’Amour le plus sublime est donc celui qui, forme d’empathie poussée à l’extrême, aboutit à la plénitude. Ces propos, largement utilisés chez Wagner, sont typiques du romantisme. Alors cet Adagietto n’est peut-être pas l’expression de l’amour tel qu’on le connait généralement, il est beaucoup plus que cela, un détachement, une percée vers l’absolu que Alma percevra clairement. Même elle (et sans doute surtout elle!) comprendra que l’amour dont parle son mari n’est plus le concept terre à terre du commun des mortels. Mais comme dans le deuxième Faust de Goethe (qui animera d’ailleurs la Huitième symphonie), la femme aimée, ici Alma, se présente comme une aide pour atteindre l’Absolu, ce que les romantiques ont appelé l’Éternel féminin. Ce sont là tous les enjeux de cette extraordinaire musique.

 


 

 

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Le Rondo final, dernier mouvement de cette vaste fresque, renoue avec le tempo vif. On a cependant l’impression que les musiciens sont encore plongés les rêveries dans l’Adagietto dont ils donnent encore des lambeaux de sons. Ce sont les bassons qui, par des appels insistants font sortir les cordes de leur torpeur. Très dense et complexe, il est sans doute le mouvement le plus discuté. Certains le trouvent lourd, d’autres vantent ses prouesses d’écriture. Le refrain qui caractérise la forme rondo peut donc s’élancer et développer sa mélodie bien vite contredite dans sa légereté par des épisodes plus tragiques. 

Sa signification est, elle aussi, sujette à de nombreuses conjectures. Mahler allie un thème ascendant qui se veut optimiste et des passages en contrepoint fugué. De temps en temps, on y trouve des traces d’ironie. Ainsi, quand le thème élégiaque de l’Adagietto est repris beaucoup trop vite, beaucoup trop fort et trop mesuré, tout son impact affectif est réduit à néant.

Enfin, le choral entendu dans le deuxième mouvement amène la libération. Ce dernier avait d’ailleurs suscité l’incompréhension d’Alma qui considérait que les chorals, c’était pour Bruckner, pour des compositeurs qui trouvaient leur rédemption dans la foi, ce qui, à l’évidence, n’était plus le cas de son mari.

Mais à l’écouter de plus près, ce choral paraît survolté, trop démonstratif en regard du reste de la symphonie pour être sincère. Bruckner, lui aussi, terminait sa gigantesque Cinquième symphonie par un immense choral, mais il résultait d’une véritable foi et le choral dissipait enfin les errements douloureux du parcours de l’oeuvre et de ses questions existentielles. Mahler, encore une fois, n’est pas Bruckner, mais a-t-il tout de même voulu rendre hommage à son maître en procédant de la sorte ou, au contraire, montrer par l’absurde que cette solution ultime ne lui convenait pas? L’œuvre se termine donc sur une impression mitigée dans un ré majeur lumineux. Triomphe ou dérision… ? Cette étrange sensation de lumière perçue à la fin de la cinquième sera littéralement balayée dès les premières notes tragiquement implaccables de la Sixième symphonie et… tout sera à nouveau à refaire….

A l’analyse de la production de G. Mahler, il est impossible de se satisfaire d’un message optimiste pour la cinquième symphonie, comme pour les autres. Il semble, en effet, qu’un bonheur terrestre lui soit interdit. Sa recherche de l’Absolu passe irrémédiablement par la mort. Celle-ci fait partie de son quotidien depuis sa difficile enfance et le décès prématuré de sa sœur. Son environnement est sombre (famille juive vivant en marge de la communauté germanique, ambiance familiale tendue,…). Les impressions sonores qu’il engrange dans sa jeunesse sont celles d’un sordide orgue de barbarie, populaire, souvent vulgaire. Les fanfares militaires de la caserne toute proche de la maison expliquent certaines couleurs de son orchestre et de ses thèmes. L’esprit de Mahler se forme dans cet environnement hostile. Les chansons vulgaires, les sonneries militaires et les valses les plus étincelantes se côtoient et se mélangent sans la moindre gêne. Ces sons venus du plus profond de lui-même adoptent un ton d’ironie. Ainsi, la naïveté grotesque de la description du Paradis dans le final de la quatrième symphonie a pour but de démontrer l’absence de Paradis dans son acceptation courante. De même, lorsque la marche des squelettes sortant des tombes, dans la Deuxième symphonie, pour se rendre en cortège au lieu du Jugement Dernier se fracasse en un bruit infernal dans le final de la deuxième symphonie, Mahler nie l’existence d’un Jugement tel qu’il est décrit dans l’Apocalypse de Saint Jean.

 

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Le final de la cinquième, ironiquement triomphant, est donc probablement tout à fait pessimiste. Enoncer sa pensée la plus profonde par son contraire constitue le sommet du raffinement ironique. En cela, Mahler annonce les dénonciations dissimulées du régime stalinien dans l’œuvre de Chostakovich. Il est également très proche de Kafka. On ne cesse de découvrir le monde complexe de Gustav Mahler à travers ses œuvres. Cette nécessité de trouver une « rédemption » l’emmène dans un « ailleurs » interdit au vivant. Le parcours est long, semé d’embûches et de désillusions, sa musique le proclame. Elle nous laisse aussi parfois entrevoir, au delà des derniers adieux et des grands adagios, une lumière pure, infinie et éternelle…

Voici, pour terminer (mais a-t-on jamais fini avec de telles oeuvres?) une interprétation complète et remarquable de la Cinquième symphonie. Bonne écoute…